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« À cette idée de respect de la forme est donc liée celle du geste. Dans le travail de l’artisan, ce qui est privilégié à Ise, c’est la capacité à reproduire un geste immuable que des générations de spécialistes se sont communiqué à travers des siècles. »
« Elle [la reconstruction périodique du temple d’Ise] permet de qualifier cette protection [du patrimoine culturel] car elle aide à comprendre en grande partie que l’attachement de la forme dans le temps est plus important, dans ce pays, que l’attachement aux caractéristiques de la forme dans l’espace [1]. »
La société japonaise ravit l’homme occidental sur de nombreux points dont, en particulier, une certaine atmosphère d’excellence, si l’on peut dire, en ce sens où tout semble — dans les actions, les objets et les arrangements — être le fruit d’un travail attentionné et d’une recherche esthétique permanente.
Une couronne d’érables rougeoyants, dont les mille nuances du jaune à l’écarlate brillent grâce aux lumineux rayons du soleil, surplombe un terrain d’athlétisme. Mon regard vagabonde dans l’air et s’arrête parfois sur les sportifs. Là, un joueur de baseball, seul, répète inlassablement le même geste de réception d’une balle imaginaire. Un peu plus loin, un lanceur de javelot, avec son arme en main, décrit le parfait geste de lancer, sans rien jeter, en se figeant à chaque étape : une véritable statue grecque, mais vivante. Mon regard remonte vers les gradins : un Japonais profite du calme et de la limpidité du lieu pour répéter sans cesse des pas de danse, pendant au moins une heure.
Lors de la cérémonie du thé, au tir à l’arc, dans la cuisine, dans l’écriture, dans les salutations, partout des gestes poussés à la perfection, et parfois transmis depuis des générations. Dans la rue, dans la vie de tous les jours, un nombre infini de petits gestes, de répétitions, de perfectionnement. Si les Grecs anciens étaient encore de ce monde, ils seraient venus chercher l’entéléchie au Japon, l’action parfaite dans le geste parfait, sans aucun doute.
Cette culture du geste, tout à fait japonaise, est absolument frappante dans son contraste avec nos sociétés où elle est si rare et si peu mise en valeur. Cet aspect de la société japonaise révèle une certaine nature des choses humaines que la modernité a reléguée à un rang subalterne et de peu de d’importance.
Elle manifeste d’abord une culture traditionnelle se fondant sur l’expérience, la transmission et l’oralité. Le geste ancre l’homme dans la réalité physique, et lui apprend que la connaissance ne passe pas que par le raisonnement. L’incarnation prend tout son sens et son importance, et permet en plus de rendre presque impossibles les dérives de la raison désincarnée qui amène à l’idéologie, toujours violente et monstrueuse. Le geste doit aussi être enseigné, de personne à personne, et met ainsi l’accent sur le lien social incarné, sur l’importance de l’autre qui m’apprend, ou de moi qui enseigne. La transmission entre générations constitue bien évidemment un aspect essentiel du perfectionnement, des anciens vers les plus jeunes, et du polissage incessant dont l’assemblage de tous les composants forme ce que l’on nomme « civilisation ».
La recherche du geste parfait contient aussi une éthique du travail vraiment vertueuse : elle sous-entend que rien ne peut se faire sans effort ni discipline constante, et que seul un long travail, minutieux et attentionné, donne de beaux fruits.
Le génie n’existe pas en soi, il lui faut l’opiniâtreté de la recherche de la perfection, recherche qui passe par l’imitation et la répétition patientes, afin de pouvoir — un jour peut-être — s’exprimer dans toute sa beauté. À la différence de chez nous, on ne fait pas croire que le génie est d’autant plus génial qu’il n’a pas été conditionné. Quelle bonne manière de maintenir la masse dans l’ignorance ! Pire que cela, ce laxisme universel décrété comme garant de l’excellence — outre le fait de remplir coupablement d’orgueil le quidam qui se croit forcément génial — interdit la joie de fournir des efforts et de finir consciencieusement un ouvrage. Et ceux qui ne se font pas avoir par cette incitation à l’autosatisfaction permanente souffrent de ne pouvoir arriver à rien. Comme il leur est dit que tout est possible, la déception devant leur incapacité à réaliser quelque chose est énorme, donc plus personne ne fait plus rien qui dépasse le niveau du loisir.
Au Japon, au contraire, on croit que le véritable génie ne peut s’accomplir que dans la maîtrise parfaite de son art : cette maîtrise poussée à l’extrême permet de libérer l’esprit dans un geste devenu réflexe, ancré dans le corps. Toute marge utile est laissée pour accomplir le génie. Cela n’est-il pas vrai dans toute activité humaine ? Avant de vouloir inventer, ne faut-il pas maîtriser le domaine afin de prendre du recul, de grandir et mûrir, d’atteindre un certain aboutissement ? Le génie resterait impossible sans cela, laissant la place à quelques traits, peut-être, où le potentiel du génie se ferait sentir mais ne se réaliserait jamais.
Les loisirs — échappatoire d’autocomplaisance dans une médiocrité bien assumée, narcotique puissant pour éviter de se confronter à la vie pendant son temps libre — n’existent pas au Japon. La distinction privé-public reste une notion à peu près inconnue dans un pays du soleil levant qui reste fantastiquement imperméable aux non-sens qui empoisonnent notre société. Quand on commence quelque chose, on le fait à fond, un point c’est tout. L’homme est entier ou il n’est pas, en quelque sorte.
De façon presque certaine, chaque Japonais possède un domaine d’excellence, ou plutôt une passion dans laquelle il se donne à fond, même quand il s’agit de quelque chose d’anodin, et cela ne correspond pas du tout à ce qui s’appelle en Occident loisirs.
Pauvre Europe qui possède un patrimoine matériel gigantesque mais qui a détruit trop de son gisement vivant des gestes et des traditions ! Pourquoi n’arrivons-nous qu’à conserver des objets inertes sans parvenir à insuffler, par la transmission, de la vie à notre civilisation mourante ? Une tradition n’existe que parce qu’elle est vivante : les bâtiments et les objets ne sont que des témoins dont la conservation, malheureusement, ne détermine en rien la vitalité de la culture et de la civilisation, qui transitent, à en croire l’exemple merveilleux du Japon, par la transmission incarnée d’homme à homme, de vielles coutumes à la fois immuables mais aussi changeantes, puisque sûres d’elles-mêmes.
[1] Marc BOURDIER, Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon, Genèses, n°11, 1993, p. 102-103
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