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Nous ne serons pas le Dernier Homme !

« " Je leur parlerai de ce qu’il y a de plus méprisable au monde, je veux dire du Dernier Homme. » Et Zarathoustra parla au peuple en ces termes :
" Il est temps que l’homme se fixe un but. Il est temps que l’homme plante le germe de son espérance suprême.
" Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol, un jour, devenu pauvre et avare, ne pourra plus donner naissance à un grand arbre.
" Hélas ! le temps approche où l’Homme ne lancera plus par-delà l’humanité la flèche de son désir, où la corde de son arc aura désappris à se tendre.
" Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. Je vous le dis vous avez encore du chaos en vous. Hélas ! le temps vient où l’Homme deviendra incapable d’enfanter une étoile dansante. Hélas ! ce qui vient c’est l’époque de l’homme méprisable entre tous, qui ne saura même plus se mépriser lui-même
" Voici […] le Dernier Homme
 » [1]

Qu’il est facile de séparer, délectable d’isoler, jouissif de trancher, mais comme il semble impossible de créer, d’unir et de réunir, d’ordonner ce chaos que nous avons créé. Cela fait quatre mille ans que l’humanité sectionne, disloque et dissèque ce monde pour la grande gloire de la connaissance, du savoir et de la science. L’humanité, après avoir éparpillé au nom du progrès la moindre substance plus ou moins digne d’intérêt, se retrouve à contempler, horrifiée, l’amas gigantesque d’os et de chair qu’elle a accouché. S’il a appartenu à l’ère moderne de comprendre et de réfléchir, il appartient à l’ère postmoderne de recréer. Au lieu de ça, comme une fiancée qui laisse son homme devant l’autel le jour des noces, la postmodernité s’est dérobée à ses promesses et a laissé l’homme seul avec sa souffrance, mélange de colère et de tristesse. Grand espoir déchu, déception éternelle, la décadence de l’homme l’entraine vers l’ère du néant, l’ère du rien. L’homme se morfond et rumine son passé : « j’aurais dû faire ça », « tel signe aurait dû me faire prendre conscience de ceci » … Nombreux sont ces hommes aujourd’hui, plus relecteurs qu’intellectuels, qui se dressent contre ce monde moderne et qui le critique : « Vous causez ma perte et celle de mes frères » ! Mais aucune sanction, aucun dépassement. Des paroles en l’air, des paroles de l’ère qui traduisent l’incapacité de l’homme postmoderne à recomposer, à ordonner, à innover, à créer ce monde que ces pères rêvaient tant.

Division au carré

Séparation de l’Église et de l’État, Division scientifique du Travail, mais plus anciennement encore dialogue, dualisme (séparation en deux camps distincts l’un de l’autre), l’homme moderne a hérité d’une tradition de la dissection et de la division. Il faut tout étiqueter, tout ranger… Si la volonté de clarté, de compréhension et de connaissance était tout à fait louable à l’origine, le passage de cette ambition humaine à l’air de la majorité a plus entraîné un désordre innommable, un capharnaüm immense, un bordel insalubre qu’une société digne des utopies de l’Atlantide ou de Thomas More. Chacun ayant rangé les choses où bon lui semblait, sans prendre en considération ce que font les autres, l’expression postmoderne du monde n’est plus qu’un pataquès funeste.

Maux du chaos pour seul mot d’ordre

Le chaos ! ce mot sinistre semble résumé l’époque dans laquelle nous vivons. Dans un brouhaha incompréhensible, au son des tambours et des clairons en plastique, la droite sonne la charge à la gauche, les extrêmes aux centristes, le féminisme au phallus, la paix à la guerre, la démocratie a toute sorte de régime politique… Cette cacophonie puérile et médiatique est (légitimement) critiquée. Dans les PMU et dans les soirées mondaines, on entend le mot « ras-le-bol » revenir de plus en plus souvent. Le chaos, c’est cette confusion et cette opposition éternelle de ce qui constitue le Tout, ce Tout qui semble être Rien. Car perdu dans une bataille abstraite au-dessus d’une paix, paraît-il, de fait, l’homme s’ennuie, attend la fin et le dénouement de choses qui lui échappent, ne fait rien. Le Chaos entraîne la dégénérescence, la dégradation, volontaire ou non, de l’homme. L’homme perdu se dévergonde, il n’y a que ça qui lui procure de l’excitation et ça lui permet d’oublier son passé, de plus penser à son avenir, de ne plus ressentir son présent. Qui plus est, des analystes et des relecteurs de l’Histoire nous démontrent par de brillantes thèses que c’est nous, à toutes les échelles (la France, l’Europe, l’Occident…), qui nous sommes infligés ce chaos. Partout et pour tout, on fait des mea culpa. Ce chaos est l’héritage, le châtiment de nos fautes passées. On est enraciné qu’on le veuille ou non. Cette terre dans laquelle nous sommes enracinés sent la merde et dégoûte bien notre petit confort de citadins. Mais la vie en ville nous a fait oublier que le fumier fertilise la terre et qu’elle aide les arbres à étendre ses branches vers le ciel. Du chaos naîtra le monde, parce que Kronos ne supporte pas la stagnation, parce que le dépassement du chaos et de la souffrance donne à la vie un relief aimable.

L’ère postmoderne, ou le Gethsémani de l’humanité

Si pour la majorité l’ère du postmoderne est l’occasion de tester toute sorte d’excitants et de stimulants, pour les plus mystiques d’entre nous ce sentiment de vide chaotique, cette souffrance nihiliste est l’occasion de rejoindre le Christ et sa souffrance. A Gethsémani, seul dans la nuit, les apôtres endormis, tenté par le Démon, le Christ ressent la souffrance toute entière de l’humanité. La douleur toute entière du Péché concentrée en un seul homme, si forte qu’Il sue du sang [2] . Si forte soit cette douleur, le Christ prononce la phrase qui scelle le destin de l’humanité : « Père, si tu voulais éloigner de moi cette coupe ! Toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne » (Lc XXII, 42), « Abba, Père, toutes les choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc XIV, 36). En cette parole réside l’acceptation de la souffrance mais plus encore son dépassement à travers l’abandon. L’exemple du Christ doit être suivi et le monde a besoin de ce dépassement. L’homme doit au Christ ce dépassement. Lorsque Celui-ci reviendra, Il ne vaut mieux pas qu’Il nous trouve endormis, encore ivres de la veille et des folles illusions progressistes.

Il est temps

Il est temps de dépasser la souffrance. Afin de ne pas baisser le regard de honte quand Il reviendra et afin de pouvoir contempler Sa face, il est temps de dépasser la souffrance et de réunir ce qui a été séparer. « Où sont les utopistes ? Où sont les éveillés ? ». L’humanité a soif de dépassement, d’idéal. Libéré des entraves de la culpabilité et du ressentiment par la Très Grande Miséricorde du Christ, le chrétien, plus que tous les hommes, se doit de se retrousser les manches avec pour première arme un amour déchaîné qui embrasse dans sa folie une humanité en perdition. Il est temps de rétablir l’unité et l’ordre, de réinvestir un monde que nous essayons de fuir, de faire le ménage après des siècles d’orgies auxquelles tous ont participé, en première loge, nous, les fidèles de la « chaste putain » [3] qui avons tant manqué de courage. Le retour du Christ-en-gloire devrait se faire sur un sol propre.

Le dépassement de la gueule de bois

Contre le chaos comme contre la gueule de bois, il n’y a pas de remède miracle ou universel, chacun gère son mal de crâne et sa conscience. Si la grande majorité préfère comater dans son canapé, la tradition chrétienne nous offre cependant quelques remèdes de grands-mères. La parabole des talents nous révèle que Dieu nous donne les moyens de réaliser sa gloire en participant à son projet, en découvrant et en utilisant le ou les dons remarquables que chacun possède. Cela suppose au préalable un examen intérieur, un sondage des abîmes de son âme. Cette aventure est avant tout personnelle et individuelle. On a beau chanter les louanges du partage et de la communauté, c’est avant tout dans l’intimité la plus profonde de l’individu que le Christ attend. Il attend, d’ailleurs, à un instant donné, dans un lieu donné. Cette époque doit cesser de se morfondre. D’un point de vue plus général, le chrétien aujourd’hui a la fâcheuse tendance à opposer la tradition et la modernité, et à valoriser la première au détriment de la seconde. On entend par-ci, par-là des retours à la monarchie et à l’aristocratie, comme si la réutilisation d’un régime politique usagé allait faire renaître les grandes valeurs d’antan. Le rêve est passé, mais faire tabula rasa de la modernité reviendrait au mieux à se scier la jambe, au pire à revenir au point de départ, car il faudrait reprendre toute la construction monarchique initiée par les Pippinides. Mieux vaut donc s’en inspirer que de copier/coller un régime tout fait. L’individu doit donc dépasser la systématique division entre tradition et modernité. Cette conciliation des deux, cette unification charnelle des deux mondes qui semblent s’opposer, enfantera, à travers le génie créateur chrétien, d’un homme renouvelé. Le postmoderne ne serait plus l’ère de la décadence éternelle, mais le retour du désir furieux de l’homme de participer de nouveau au projet divin. Nous ne serons pas les êtres déchus, les Icare aux ailes brûlées, les derniers hommes ; Seigneur, nous Vous en prions, retarde ton Apocalypse ! Laisse-nous encore un peu de temps. Nous n’en sommes pas digne, mais nous vous le demandons à cause de votre nom... qui est Miséricorde [4].

Alexis Rodion

[1Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), trad. G. BIANQUIS. Paris, Aubier, 1951

[2Lc XXII, 44

[3Expression empruntée à Gustave Thibon : « L’Eglise est impure, limitée, rarement à la hauteur de la Parole qu’elle prétend transmettre. Et pourtant je lui dois d’être aujourd’hui chrétien. Alors, je m’incline. Au Moyen Age, on appelait l’Eglise la « chaste putain », femme de mauvaise vie qui porte en elle un fragment central de sainteté et qui, en se prostituant, arrive à faire vivre ses enfants ». in Gustave THIBON, Au soir de ma vie, Plon, Paris, 1993

[4Demande inspirée d’une prière d’un chrétien demandant l’attendrissement de Dieu : " Je reconnais que vous ne me le devez pas, que je n’en suis pas digne, mais je vous le demande à cause de votre Nom... qui est Miséricorde ", in Marie-Dominique RINCÉ, Le Courage d’avoir peur, Les éditions du Cerf, 2016, p.19

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