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Lundi 12 décembre, Lord Jonathan Henry Sacks, grand-rabbin du Royaume-Uni et du Commonwealth, était invité à la Grégorienne de Rome pour dresser un sévère constat de la crise spirituelle de l’Europe, et tacler les bandits de la finance. Morceaux choisis.
Venu à Rome pour y rencontrer le pape Benoît XVI, Lord Sacks avait été convié par le cardinal Kurt Koch, président de la Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme, à s’adresser devant l’Université pontificale grégorienne au cours d’une conférence [1] , dont le thème était : « l’Europe a-t-elle perdu son âme ? »
Le grand-rabbin des communautés juives unies du Commonwealth, anobli par la Reine en 2005, est un personnage connu au Royaume-Uni pour son érudition historique et biblique, et son engagement en faveur du dialogue interreligieux, ce qui lui a valu d’être special advisor du Premier ministre Gordon Brown.
Lord Sacks ne va pas par quatre chemins pour répondre directement au sujet, et estime nécessaire, face à l’apostasie européenne, une prompte réaction de la part des juifs et des chrétiens.
« Les responsables politiques essayant de sauver ensemble l’Euro, et avec lui, le projet même de l’Union européenne, je crois qu’il est temps pour les responsables religieux de s’exprimer sur le sujet, et je veux expliquer pourquoi. »
En effet, le rabbin britannique estime que l’économie de marché est un héritage judéo-chrétien, mais qui est devenu fou, et qui menace l’âme de l’Europe. Faisant le bilan élogieux d’un demi-siècle de contacts entre l’Eglise catholique et le judaïsme, Lord Sacks appelle de ses vœux une coopération dans les actes : « Le temps est venu pour passer du dialogue face-à-face au partenariat côte-à-côte. » Pour lui, juifs et catholiques font face à un ennemi commun, « les forces laïcistes à l’œuvre en Europe aujourd’hui qui mettent notre foi à l’épreuve et tente de la ridiculiser », et qui mettent en péril l’héritage spirituel du continent.
« Si l’Europe perd son héritage judéo-chrétien, qui lui a donné son identité historique et lui a permis d’accomplir des prouesses dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique, et comme nous le verrons, l’économie, elle perdra son identité et à sa grandeur, non pas immédiatement, mais avant que ce siècle ne s’achève. (…) Quand une civilisation perd sa foi, elle perd son futur. »
Lord Sacks cite alors le récent ouvrage de l’historien britannique Niall Ferguson, Civilisation, qui y raconte comment l’Académie chinoise des sciences sociales a donné il y a un demi-siècle pour mission à ses professeurs de découvrir pourquoi l’Occident était-il parvenu à dominer le monde, aux dépends de la Chine, pourtant dotée d’une brillante civilisation. Ils formulèrent d’abord l’hypothèse de sa supériorité en armement, puis évoquèrent son système économique capitaliste, que la République populaire a fini par adopter.
« Mais ces vingt dernières années, confie un de ces chercheurs chinois, nous avons réalisé que le cœur de votre culture est votre religion : le christianisme. Voilà pourquoi l’Occident a été si puissant. C’est la fondation chrétienne de la vie sociale et culturelle qui a permis l’émergence de votre système économique et politique. Nous n’avons aucun doute là-dessus ! »
« Il a raison, commente Lord Sacks. Ce qui a manqué à la Chine, c’est le christianisme. »
Le rabbin suggère ainsi que la religion chrétienne, loin d’être un boulet archaïque au progrès, l’a tout simplement permis et accompagné en Occident, et tout particulièrement en Europe. La comparaison qu’il évoque avec la Chine est très à propos ; comme l’ont établi des études récentes de l’OCDE, l’Europe a dépassé la Chine aux alentours du XIIe siècle, période de l’âge gothique, du renouveau culturel du Moyen-âge et de la réforme de l’Eglise, et non au XIXe siècle, à la faveur des guerres perdues par l’Empire du Milieu, comme il est commun d’affirmer.
En démontrant que l’origine de la prospérité occidentale se trouve dans le capitalisme, né du christianisme, Lord Sacks précise : du catholicisme. Le rabbin torpille ainsi l’incontesté Max Weber et sa fameuse « éthique protestante du capitalisme », en soulignant d’une part, que cette éthique s’applique non au protestantisme dans son ensemble, mais au calvinisme, plus individualiste que la tradition luthérienne, et d’autre part, que c’est le catholicisme postérieur à la Réforme qui a jeté les bases du système économique moderne. Il cite à l’appui les travaux de l’auteur catholique américain Michael Novak, auteur de L’Ethique catholique et l’esprit du capitalisme, ainsi que ceux de Rodney Stark.
Ce dernier, sociologue des religions à l’Université baptiste de Baylor, au Texas, a démontré que les instruments financiers qui ont permi la naissance du capitalisme furent développés deux siècles avant la Réforme à Florence, Pise, Gênes et Venise.
Si le judéo-christianisme a donc permis la naissance du capitalisme, il en a aussi fourni les limites, comme la juste distribution des biens pour limiter la pauvreté, le refus de toute forme d’esclavage, et la propriété privée. Or, si ce n’est pas un hasard si des générations d’économistes juifs et chrétiens ont façonné le capitalisme actuel, « L’état financier de l’Europe serait meilleur aujourd’hui si ces individus connaissaient leur Bible », estime Lord Sacks.
Selon le rabbin, le marché ne crée pas lui-même un équilibre stable, mais tend plutôt à générer une « destruction créative ». En outre, le capitalisme, dans une contradiction culturelle interne, détruit les fondations morales qui ont permis son établissement, faisant de l’éthique judéo-chrétienne et des religions ses premières victimes, pour les remplacer par son propre principe moral incontestable, sa propre idéologie, ainsi que l’avait imaginé Adam Smith.
« En effet, affirme Lord Sacks, le marché de nous laisse pas le choix : la morale elle-même devient juste un jeu dans lesquels le bien et le mal n’ont aucune signification, au-delà de la satisfaction ou de la frustration du désir. Ce qui caractérise la personne humaine, la capacité d’évaluer sans ressentir le désir, mais aussi de se demander si ce désir devrait être satisfait, devient superflu. Nous avons beaucoup de mal à comprendre pourquoi il pourrait y avoir des choses nous voulons faire, et pouvons légalement, mais que nous ne devrions cependant pas faire, parce qu’ils sont injustes, avilissants ou déloyaux. Le fondamentalisme du marché, c’est l’Homo economicus qui renverse l’Homo sapiens. »
Se lançant dans un rappel des origines de la crise économique actuelle, née des prêts à risques à des destination des foyers modestes, le rabbin tance sévèrement les établissements financiers responsables de ce gâchis, citant le Lévitique : « Tu ne mettras rien devant un aveugle qui puisse le faire tomber ».
Alors que le Premier ministre britannique David Cameron a fait sortir le Royaume-Uni des négociations européennes, sous la pression de la City, lobby financier globalisé, qui refuse la moindre velléité de taxe ou de régulation, Lord Sacks demande : « La question fondamentale est de savoir qui peut contrôler cette corporation internationale, et qui peut dire ce qui est acceptable ou non ». Tout en ajoutant : « Défendre la démocratie libérale et l’économie de marché par la seule régulation, sans songer au devoir de responsabilité et à la morale, est une erreur tragique. »
Le rabbin déplore un retour de l’Europe « aux derniers jours de la Rome non-chrétienne », et dresse la liste des « coupables », ou des symptômes de cette situation critique :
« l’athéisme agressif sourd à la musique de la foi ; le matérialisme réducteur aveugle à la puissance de l’esprit humain ; les entreprises mondiales incontrôlables et parfois plus puissantes que les gouvernements nationaux ; les formes de financement qui surpassent les organes chargés de leur régulation ; l’économie axée sur le consommateur ratatiné, et qui provoque un effilochement des liens sociaux, de la famille à la communauté, remplacés par les réseaux virtuels et autres smartphone, dont le résultat est de nous laisser “seuls, tous ensemble”. »
Notons à propos que, dans le concert de louanges qui avait suivi la disparition du créateur d’Apple Steve Jobs, la voix de Lord Sacks avait une des seules à s’élever contre la course supplémentaire au consumérisme narcissique que l’entrepreneur avait ouverte.
Le rabbin conclut son discours par un avertissement historique :
« Les superpuissances économiques ont une courte durée
de vie : l’Espagne au XVe siècle, Venise au XVIe, la Hollande au
XVIIe, la France, au XVIIIe, la Grande-Bretagne au XIXe siècle,
l’Amérique du XXe siècle. Pendant ce temps le christianisme a survécu pendant deux mille ans, et le judaïsme deux fois plus longtemps. L’héritage judéo-chrétien est le seul système capable de vaincre la loi de l’entropie qui dit que tous les systèmes perdent de l’énergie au fil du temps. »
Ce discours de Lord Jonathan Sacks est bienvenu dans le contexte de crise globale que le monde traverse. Plus qu’une étape dans le dialogue interreligieux, et en particulier, dans la relation entre le judaïsme et l’Eglise catholique, qui tend à s’affermir sous le pontificat de Benoît XVI, c’est une réponse à l’invitation du pape aux « hommes de bonne volonté » (préface de son encyclique Caritas in veritate) pour réfléchir sur le monde de demain.
En s’attaquant au système responsable de la tempête financière, le grand-rabbin du Commonwealth ravirait le cardinal Peter Turkson, président du Conseil pontifical Justice et Paix, et auteur d’un document remarqué sur la crise économique [2] :
« En matière économique et financière, les difficultés plus importantes proviennent de l’absence d’un ensemble efficace de structures capable de garantir, en plus d’un système de gouvernance, un système de gouvernement de l’économie et de la finance internationale. »
Reprenant le vœu de Benoît XVI dans Caritas in veritate, le cardinal s’était prononcé pour la création d’un « autorité publique universelle », capable d’encadrer l’économie mondiale. Une idée rejetée avec une rare violence par des laïcs « libéraux-conservateurs », tant aux Etats-Unis qu’en France.
Outre sa proposition d’une collaboration approfondie entre juifs et catholiques, la réflexion de l’invité de la Grégorienne sur le rôle non pas majeur, mais existentiel du christianisme (et avec lui, de l’apport du judaïsme) dans ce qu’est l’Occident est très stimulante. Le rabbin est ici sur la même longueur d’onde que Benoît XVI.
Il est intéressant que Lord Sacks cite Rodney Stark dans son discours, auteur du Triomphe de la raison, qui explique justement en quoi le judéo-christianisme a façonné l’Occident et la modernité.
Celui-ci a en effet opéré une distinction entre judaïsme et christianisme dans l’essor du monde moderne : pour lui, si l’interprétation de la loi prend une grande place chez les Juifs, celle-ci, tout comme le rapport des musulmans au Coran, repose sur le précédent, et s’ancre donc dans le passé. En revanche, le christianisme, par le développement du dogme, pousse sans cesse à mieux comprendre Dieu, et suppose donc la possibilité du progrès. Stark ajoute que la théologie, science qui consiste à raisonner de façon formelle sur Dieu, a insufflé à l’Occident son caractère hautement rationnel.
L’universitaire américain écrit notamment : « Pour beaucoup de non-Européens, devenir chrétien revient intrinsèquement à devenir moderne »… De quoi méditer sur la mission des catholiques à se réapproprier la modernité.
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