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Étrange récit que ce dernier film de John Ford [1] : en 1935, en Chine, une mission puritaine dirigée par l’intransigeante Agatha Andrews est menacée par une horde mongole, au moment où débarque le Dr. Cartwright (qui à la surprise générale est une femme).
En dehors de la séquence d’ouverture, le film, en cinémascope, est entièrement tourné en studio. À la manière d’un Kammerspiel, Frontière Chinoise rappelle davantage un film sorti en 1932, comme La Grande Muraille [2], qu’une production contemporaine. C’est de fait un véritable manifeste contre le réalisme cinégénique.
Si Ford, cinéaste considéré, à tort, comme volontiers misogyne, met en scène pour son dernier film essentiellement des femmes (le seul personnage masculin [3] appartenant à la mission est littéralement soumis à une femme trop mûre pour ne pas exhiber sa grossesse), ce n’est pas à la manière d’un George Cukor, c’est pour les placer dans une problématique masculine. Chez Ford, la différence des sexes est marquée, ce qui n’empêche nullement les jeux savants de substitution, de chercher le masculin dans le féminin, et le féminin dans le masculin.
Un geste trop appuyé de Miss Andrews envers la jeune Emma Clark (Sue Lyon, quatre ans après avoir été la Lolita de Stanley Kubrick) et son monde vacille. La vieille fille éprouvée par un désir inapproprié, laisse deviner l’hiver de son âme. Ford, ici, ne fait que reprendre des problématiques déjà abordées dans Marie Stuart (Mary Of Scotland, 1936), et la futur opposition entre Miss Andrews et le Dr Cartwright n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle entre la reine Élisabeth et Marie Stuart. De même le Dr Cartwright, formidable Anne Brancroft, semble avoir été esquissée par Ava Gardner dans Mogambo (1952). Le plus bel animal du monde y interprétait le personnage d’Éloïse « Honey Bear » Kelly : femme endeuillée, en errance, qui porte en elle, avec une égale aisance le masculin et le féminin.
Le Dr. Cartwright a le profil de tous les héros fordien. Elle se tient sur le seuil de la communauté, elle ouvre, comme elle ferme les portes. Elle est à la fois membre et exclue du groupe, elle est solitaire. Le titre original fait référence à sept femmes, mais huit femmes composent la mission au moment du basculement (Miss Ling n’en est pas exclue). Le Dr. Cartwright n’est donc pas désignée dans le titre.
Le basculement, c’est l’arrivée des barbares. Voici, que Frontière Chinoise, nous est contemporain. Après que le Dr. Cartwright ait fait face à une épidémie de choléra, voilà qu’une horde mongole sillonne la frontière. Le puritanisme rigoriste de Miss Andrews est compensé par une projection déformée de la masculinité. Qu’est-ce que le puritanisme pour Ford, sinon la tentation d’un bien inadapté à la condition humaine : car qui veut faire l’ange, fait la bête.
Il y a chez Miss Andrews la tentation de supprimer le mal de la communauté, d’agir selon des principes et non selon les contraintes de la réalité. Incapable de voir une bouteille d’alcool à sa table, elle ne saurait rencontrer le mal pour l’affronter. Le mal n’a qu’à être désigné pour surgir de l’inconscient du groupe. Et c’est la pécheresse garçonne, le Dr. Cartwright, qui ira négocier avec Tunga Khan, chef de horde, fait de pulsions déchaînées et de volonté de puissance.
Et c’est le désir qu’elle va susciter chez ce barbare qui va lui rendre sa pleine féminité, lui donner le dessus sur Miss Andrews. Alors qu’elle se sacrifiera, sa victoire sera absolue. L’une va se dégingander, faire part de son désarroi métaphysique, voir sa féminité profonde se désœuvrer, alors que l’autre, d’abord présentée comme une athée en bottes et culotte de cheval, se donnera en sacrifice dans une belle parure de soie. Elle aura sauvé, au milieu de ce désastre, l’enfant mis au monde par une mère réduite à la fonction d’utérus, et qui pourtant est la seule promesse du monde.
Illusion d’une communauté en territoire imaginaire, illusion d’un bien absolu, illusion de la féminisation du monde, Frontière Chinoise nous rappelle que ce qui menace nos sociétés ankylosées, ce sont des hordes sauvages, qui sont déjà là...
[1] Seven Women (1966) D’après la nouvelle Chinese Finale, de la romancière britannique Norah Lofts. Le court métrage réalisé par John Ford, et diffusé dans le cadre de la série Jane Wyman presents The Fireside Theatre, The Bamboo cross, le 6 décembre 1955, et qui pour certains commentateurs serait franchement médiocre (l’anticommunisme friserait le ridicule), semble préfigurer le canevas de Frontière Chinoise. Reste pour ma part à le découvrir.
[2] The Bitter Tea of General Yen (1932) de Franck Capra.
[3] Interprété par Eddie Albert, ce touchant personnage émasculé, lavera son honneur in extremis dans un acte de bravoure inutile.
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