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Jean de Viguerie est certainement un des historiens modernistes qui s’est le plus investi dans l’étude de l’enseignement d’Ancien Régime et de ses transformations au cours du XIXe siècle. L’institution des enfants : L’éducation en France 16e – 18e siècle (1978), Itinéraire d’un historien : Études sur une crise de l’intelligence, XVIIe-XXe siècle (2000) ou encore L’Église et l’éducation (2001) sont à considérer comme des jalons de la recherche. C’est un livre sensiblement différent qui fait l’objet de ce compte rendu : Les pédagogues. Essai historique sur l’utopie pédagogique (2011). L’historien quitte sa robe d’universitaire pour pointer les causes historiques du déclin de l’éducation. Il ne s’agit pas d’un pamphlet contre les réformes scolaires des cinquante dernières années, mais d’une étude philosophique en neuf stations, visant à mettre en lumière les théories pédagogistes qui ont inspiré ces réformes, et qui se sont imposées, au cours des siècles, dans la sphère de l’enseignement. L’auteur analyse ainsi successivement le cas de quatorze théoriciens de la pédagogie utopique, d’Érasme de Rotterdam à Philippe Meirieu, responsables à ses yeux de l’abandon de trois principes fondamentaux de l’instruction traditionnelle : la prise en compte de l’intelligence infantile, la juste transmission des savoirs et la place centrale du réel dans les méthodes d’enseignement.
L’enfant nouveau-né, on le sait, n’est pas un poussin qui brise sa coquille et se met à courir. Qu’est-il donc pour les théoriciens de la pédagogie utopique ? Il n’est rien. Pour Érasme, il est un monstre [1], car il lui manque l’instruction pour devenir un humain. « L’être humain raisonnable ne se forme pas dans le ventre de sa mère, mais grâce à l’instruction. A la naissance, l’esprit est informe. « Aucun ourson n’est aussi informe que ne l’est à sa naissance l’esprit de l’homme. » Sans instruction, c’est le désastre. » [2] L’idée fondamentale est qu’il n’y a pas chez l’enfant d’intelligence innée, de volonté de savoir, de pouvoir actif d’acquérir des connaissances. L’enfant est une page vierge sur laquelle l’éducateur tout-puissant dessine l’être humain.
Cette conception de l’enfant comme être vide, matière informe, s’étend jusqu’aux théoriciens du XXIe siècle. L’« éducation nouvelle » au début du XXe siècle, selon un schéma positiviste, considérait l’enfant dans sa dimension exclusivement instinctive, pulsionnelle, animale. Ce n’est pas l’enfant qui est dégradé devant l’intelligence ; c’est l’intelligence elle-même qui est réduite au statut d’instinct. L’enseignant est alors celui qui organise l’école dite « active », celle où les instincts doivent s’exprimer librement dans le cadre de la vie sociale pour se former. « Pour tous ces pédagogues, l’intellect inné est une pure imagination de la vieille philosophie spéculative, mais Locke et Rousseau en jugeaient déjà ainsi. Les nouveaux théoriciens sont seulement plus matérialistes et plus réductionnistes. » [3] L’idée selon laquelle l’enseignant doit créer l’homme – comprendre l’acteur social – dans l’enfant est toujours présente chez Philippe Meirieu, la grande figure de la pédagogie officielle dans la France du XXIe siècle commençant.
Jean de Viguerie propose, en contraste avec la pédagogie utopiste, la conception de l’enfant telle qu’elle existe chez Aristote et chez saint Thomas d’Aquin, inspiratrice de l’éducation traditionnelle. « Pour saint Thomas, enseigner est un art (ars docendi), mais c’est un art d’une catégorie particulière à cause de sa matière. […] Le sculpteur pratique son art sur la pierre, sur le métal, sur le bois, le modeleur sur la cire ou l’argile, le maître, lui, sur un être humain, sur un enfant qui possède une intelligence, matière innée, active, tendant par sa nature au savoir, à la science. Le bébé est intelligent. Tout enfant contient en lui dès sa naissance, et même probablement avant sa naissance, un principe actif de savoir. » [4] C’est cette force active contenue dans l’intellect inné de l’enfant qui est balayée par les pédagogues. Cette méconnaissance permet de comprendre en large partie, ainsi l’expose Jean de Viguerie, leur inaptitude à prendre en compte le réel potentiel des élèves. « Tous ignorent ces vertus intellectuelles », ces « moyens » qui, selon Aristote, « permettent à l’âme d’énoncer sa vérité ». Cet enfant des pédagogues, on dirait qu’il ne pense pas. « Nous ne vivons pas pour penser, dit l’un d’entre eux (Dewey), mais nous pensons pour vivre. » Cela est vrai, nous pensons pour vivre, mais avant tout nous pensons. » [5]. L’homme n’est plus perçu comme être pensant, seulement comme être vivant auquel la pensée sert d’outil de survie. L’enfant est ainsi coupé dès sa naissance de tout espoir d’élévation et de grandeur intérieure. Seules comptent les contingences sociales.
Les pédagogistes ont un rapport difficile au savoir, aux connaissances. Cette difficulté découle principalement de la conception qu’ils ont de la nature de l’enfant. Comment gérer l’apport de connaissance chez un être dépourvu d’intelligence active ? L’apport de savoir participe à la construction ex nihilo, au modelage de l’enfant. Donc ce savoir est nécessairement sélectif et ciblé. Tantôt l’enfant devra savoir le latin et le grec à quatre ans pour muter de l’état de monstre à celui d’humain (Érasme), tantôt il devra être privé de la lecture pour rester un homme sauvage (Rousseau), tantôt encore il sera vivement encouragé à ne rien savoir du tout, l’essentiel étant dans ses rapports instinctifs aux autres (« éducation nouvelle »). Tandis que chez les auteurs humanistes, il y a une dictature déraisonnable des lettres, considérant l’enfant comme une sorte de machine imparable, les pédagogistes héritiers de Rousseau ont une attitude négative vis-à-vis des savoirs. « Supprimer le savoir, ou au moins le rétrécir à l’extrême, telle est la grande ambition des temps modernes. On y travaille. […] Philippe Meirieu, notre dernier pédagogue en date, semble le déplorer. Mais il ne saurait y remédier. Car lui aussi ignore l’intelligence active. » [6]
Jean de Viguerie voit dans ces appréciations variées des résurgences de l’absence de réalisme dans les théories pédagogiques. Elles sont incapables d’apporter à l’enfant les connaissances dont il a besoin. Il remarque à cet égard que la plupart de ces auteurs n’avaient eux-mêmes pas d’enfants et qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais réellement enseigné. Pour les pédagogistes, l’élève est une chose abstraite ; ils n’ont la plupart du temps aucune conscience de sa profonde soif d’apprendre. Pourquoi d’ailleurs faudrait-il transmettre un savoir ? L’homme ne se suffit-il pas à lui-même ? Il est vrai, cela dit, que l’enfant ne pense pas. Pourquoi donc trancher les liens qui le rattachent à la longue chaîne des connaissances transmises, s’il n’est pas capable de voler de ses propres ailes ? Qu’on ne s’inquiète pas, le pédagogue saura bien en faire quelque chose...
L’instruction traditionnelle se retrouve en opposition total avec cette vision négative des savoirs. En effet, l’acquisition de connaissance est son noyau, et on pourrait presque dire que c’est son objet exclusif. Car quel est le rôle du maître, sinon celui d’inculquer les savoirs que l’enfant demande et dont il a besoin ? Le théoricien de l’éducation élimine l’acquisition des connaissances de son système, car son objectif n’est pas d’enseigner l’enfant, de mettre de la matière à disposition de son intellect actif afin qu’il s’épanouisse à son contact. Son but est ailleurs ; il veut modeler l’homme, créer un humain, intégralement. Le pédagogiste ne s’intéresse pas à l’instruction, à la stimulation de la psychologie infantile ; il a des tentations de démiurge.
L’ambition des pédagogues utopistes n’est pas d’aider l’enfant à s’accomplir, mais de le mettre à profit pour accomplir le monde. Que ce soit pour répondre aux angoisses millénaristes et préparer le retour du Christ sur terre (Coménius), pour accomplir la « rédemption sociale » (V. Considérant) ou pour créer la république du vivre ensemble (Ph. Meirieu), le pédagogue veut rompre avec les réalités de la nature humaine pour créer un être nouveau dans un monde meilleur. Sa pédagogie ne s’inscrit pas dans une observation de la réalité humaine, mais dans un projet global de transformation au mépris du réel. Pour arriver à cette fin, et la nature humaine étant têtue, particulièrement chez l’enfant, l’éducateur doit dominer ce dernier, le maîtriser ou bien le manipuler et le tromper pour le rendre conforme à la théorie. L’élaboration de stratagèmes tordus est en quelque sorte le travail de virtuose dans le difficile labeur du pédagogue.
L’utopisme éducatif a, en somme, cette particularité d’assembler à la fois une « libération » des savoirs, perçus comme des liens oppressants, et un emprisonnement psychologique de l’enfant. Ainsi en va-t-il avec Rousseau, le grand maître des pédagogistes : « On lui fait croire qu’il est libre. « Qu’il croie toujours être le maître, enseigne Jean-Jacques au gouverneur, et que ce soit vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » Tout est dit. » [7]. Qu’un tel projet soit en contradiction avec une règle éthique des plus élémentaires – celle de l’honnêteté envers un enfant livré à son maître – ne pose d’ailleurs aucun problème. En effet, si les pédagogues jansénistes étaient confits de moralité, les héritiers de Rousseau, quant à eux, contemplent l’enfant comme une sorte ectoplasme étrange, qu’on ne peut aborder autrement que par manipulation. Jamais l’enfant n’est sujet actif dans l’instruction qu’il reçoit. Il n’est qu’un objet diffus dans le grand mécanisme pédagogique.
Le contre-modèle que l’auteur présente pour mettre en évidence le contraste entre l’éducation utopique et l’instruction traditionnel est une fois encore celui de saint Thomas d’Aquin : « Le vrai maître, le maître digne de ce nom, connaît et respecte [la] présence innée de l’intelligence chez l’enfant qu’il enseigne. Il connaît et respecte sa capacité naturelle et spontanée d’acquérir les « principes premiers ». Il sait qu’il ne s’agit pas pour lui de modeler une matière passive, mais de nourrir une intelligence par le savoir qu’il lui dispense, et de collaborer en somme avec elle. » [8]. L’enseignement devrait donc avoir pour but non pas de transformer l’enfant pour transformer le monde, mais de lui permettre de devenir un homme pour qu’il participe le mieux possible aux affaires du monde. Leçon de modestie immense pour l’enseignant. Il quitte sa position de démiurge pour rejoindre celle, véritablement gratifiante, de tuteur pour une jeune pousse qui grandit, prend appui lorsque le vent souffle, se renforce, se libère et finit par tenir toute seule parmi ses paires, en conformité avec sa nature propre.
En écrivant ce livre contre les grands théoriciens de la pédagogie moderne, Jean de Viguerie propose lui-même, en creux, la théorie d’une instruction traditionnelle, dont le principe central est le retour au réel. Il faut d’ailleurs préciser qu’il n’inclut pas tous les théoriciens de la pédagogie dans son analyse du déclin, et qu’il mentionne en particulier, non sans quelques réserves, le nom de Maria Montessori. « Maria Montessori se distingue des utopistes par sa foi dans l’ « âme humaine », et dans « l’intelligence » de l’enfant. Il existe, professe-t-elle, de grands trésors dans l’âme humaine, et d’immenses possibilités dans l’intelligence du petit enfant. L’éducation a pour mission de découvrir ces trésors et de révéler ces possibilités. […] Nous sommes ici dans une conception réaliste de l’enfance, et cela fait regretter que la méthode Montessori n’ait pas été préférée aux autres méthodes de la « nouvelle éducation » lors de la révolution pédagogique du XXe siècle. » [9]
Il ne faut donc pas penser que ce livre est opposé à la pédagogie en ce qu’elle a pour but d’instituer un bon enseignement. C’est justement une rupture avec les théories pédagogistes dominantes que Jean de Viguerie appelle de ses vœux. Abandonner les constructions aberrantes des pédagogies abstraites pour renouer avec la pédagogie, l’ars docendi, fondée sur les besoins réels des enfants. En cela, il accorde une importance toute particulière à l’enseignement libre : « Il existe aujourd’hui dans le monde des écoles soustraites à l’emprise de l’utopie. Ces écoles sont encore peu nombreuses, mais si la vérité est faite, elles se multiplieront. Nous voulons l’espérer. » [10]
[1] VIGUERIE Jean de, Les pédagogues. Essai historique sur l’utopie pédagogique, Paris, Cerf, 2012, p.12, en note de bas de page : […] non hominis, sed patrem monstri appellari.
[2] Ibid., p.12
[3] Ibid., p.103
[4] Ibid., p.16
[5] Ibid., p.141
[6] Ibid., p.144
[7] Ibid., p.58
[8] Ibid., p.17
[9] Ibid., p.116
[10] Ibid., p.155
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