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[EX-LIBRIS] Gabriel García Moreno

Le héros martyr

À l’approche de la Noël, les Éditions Clovis ont eu la bonne idée de mener à bien la réédition d’une biographie ancienne, abondamment citée et souvent mentionnée, mais devenue extrêmement difficile à trouver à l’état de livre d’occasion. Nous pensons naturellement au chef-d’œuvre de littérature chrétienne et historique du révérend père rédemptoriste et professeur de rhétorique Augustin Berthe : Gabriel García Moreno [1]. Au moment d’entrer dans le vase clos d’une nouvelle course présidentielle tout sauf haletante, ce sera un bon moyen de faire apparaître au grand jour, par contraste, la nullité des gouvernements républicains de France… Peut-être cet ouvrage donnera-t-il envie à certains de s’engager pour le bien commun et la Cité, en évitant de se soumettre à des systèmes aussi éculés que pervers ?

On connaît volontiers quelques grandes lignes de la vie du président équatorien qui consacra son pays au Sacré-Cœur de Jésus ; l’essentiel sans doute. Mais le lecteur, à moins d’avoir déjà étudié le sujet, sera probablement étonné par tout ce qu’il apprendra, et notamment sur l’importance du personnage et de ses qualités hors normes.

Cet homme d’État apprécié du bienheureux Pie IX est né le 24 décembre 1821 dans une grande famille. Son père était un individu distingué, né en Espagne où il fut secrétaire du roi Charles III, avant de courir l’aventure aux Amériques en 1793 – dans le port équatorien de Guayaquil très précisément, qui serait le foyer du radicalisme équatorien. Il y épouse la fille d’une notabilité locale, dans la parenté de laquelle on compterait un archevêque et cardinal. Le couple est résolument royaliste, au point de ne pas prendre favorablement part aux luttes d’indépendance, alors qu’on nous dit souvent que celles-ci se seraient déclenchées par souci d’intégrité contre la tutelle de Napoléon imposée à l’Espagne – à défaut de pouvoir l’être à ses possessions territoriales. Ne décorant pas sa maison pour les fêtes de l’indépendance, le couple s’exposa de bon cœur aux amendes (fraternelles, s’entend…).

Le Gabriel enfant, qui devait produire un homme si fort, se montrait paradoxalement « timide et craintif à l’excès [2] ». Il croît dans une grande instabilité politique continentale, puisqu’à l’âge de neuf ans il a déjà connu quatre nationalités successives : colombienne, de la république indépendante de Guayaquil (1827), péruvienne, puis équatorienne (1830). Malheureusement, les revers de fortune de la famille sont considérables, à cause de la mort prématurée du pater familias, et l’on n’aura guère de quoi trouver une situation au dernier-né : Gabriel. Cependant, la Providence veille : le père Betancourt, du proche couvent Notre-Dame-de-la-Merci, s’offre diligemment à sa mère pour dispenser des leçons de grammaire au petit.

Ses capacités intellectuelles [3] sont si prodigieuses qu’il trouvera toujours un protecteur pour lui permettre de faire des études. C’est ainsi qu’entre 1836 et 1840 il étudie au collège, y trouvant un incomparable plaisir. Sa curiosité et sa vivacité sont telles qu’il se sent attiré par toutes les disciplines, ce qui ne l’empêche guère d’afficher une préférence toute particulière pour la chimie et les mathématiques.

Parallèlement, il se sent appelé à une vocation religieuse, et reçoit de son évêque la tonsure et les quatre ordres mineurs. Il n’y donnera cependant pas de suite « sacerdotale », se sentant appelé à autre chose, une mission encore plus spécifique. « L’avenir nous montrera que Dieu l’avait créé non pour être prêtre mais pour escorter le prêtre, l’épée à la main, c’est-à-dire pour être l’évêque du dehors, selon la belle expression de l’empereur Constantin [4]. » Pour l’heure, il s’agit de se trouver un métier, et d’apprendre le droit pour devenir avocat (il refusa toujours de plaider les causes mauvaises, disant : « Il me serait plus facile d’assassiner que de défendre un assassin [5] »). C’est l’occasion pour l’auteur de réaliser un aparté réaliste sur le droit moderne, véritable contrebalancement du droit véritable. Cette carrière ne coûta à García Moreno à peu près aucun effort de type intellectuel, puisqu’il suffisait d’assimiler de manière mécanique diverses connaissances de code ou de jurisprudence. Sa pratique religieuse diminue peu à peu à cette époque, mais il reste persuadé de l’omnipotence de Dieu, et donc de l’importance proportionnée de sa sainte religion.

Si nous quittons quelques instants les bancs des écoles, nous nous rendrons vite compte que l’Équateur d’alors était dominé par le général Florès (un héros des guerres d’indépendance), un peu à la manière d’une république bananière, où les amis du pouvoir engrangent des bénéfices toujours plus importants… Rappelons que ces nations d’Amérique du Sud étaient alors très récentes et fortement instables, après une brève union sous l’égide de Simón Bolívar qui, malgré sa candeur et ses bonnes intentions, ne fut que le jouet des libéraux : « Bolivar était sincère, mais il apprit bientôt à ses dépens que l’étendard de la liberté n’est que le sombre drapeau d’un despotisme mille fois plus lourd que celui des rois […] un parlement sans Dieu n’est pas autre chose que le despotisme du nombre substitué au despotisme d’un seul [6]. »

À cette époque-là, les loges travaillaient à éroder l’influence de l’Église catholique et à son inféodation à l’État. Un mal qui permit un plus grand bien : le réveil du peuple, mais aussi celui de la conscience personnelle et de la vocation temporelle de García Moreno. Ce dernier en était arrivé à la conclusion « que, depuis la révolution de 1789, si l’on change souvent de gouvernants, on ne change presque jamais de gouvernement [7]. » Il en profite pour se lancer dans la presse et entre dans la cour des grands, conservant toujours son indépendance et son intégrité. Contribuant à renverser au nom du bien commun le pouvoir inique en place, il se refuse à servir le nouveau gouvernement de Roca, sachant pertinemment qu’il aurait sans doute bientôt à le combattre, pour les mêmes raisons. C’est à ce moment qu’il se met à défendre les Jésuites, qui avaient été injustement chassés, incarnant tout ce que les anticatholiques exècrent le plus. En 1850-1851, ils sont ainsi rétablis en Équateur au détour de leur expulsion du Pérou… Le double objectif de García Moreno est la sanctification des fidèles et l’instruction de la jeunesse, laquelle ne saurait en toute conscience être abandonnée aux mains des révolutionnaires (le cas de la France actuelle ne peut que nous en convaincre).

Un général éclipsant l’autre, Urbina ne vaut guère mieux que Florès – bien au contraire. Son règne correspond au déchaînement du radicalisme démocratique et anticlérical. Si l’on ne réagit pas tout de suite, il en est fini de la population et de son âme : « À force de patience, les peuples habitués au joug finissent par s’endormir dans le plus abject matérialisme [8]. » Un bref coup d’œil sur l’Europe contemporaine ne peut que donner raison au révérend père Berthe sur ce point – comme sur tous les autres. Préférant la liberté et la vérité au confort de l’inaction ou de la corruption, Gabriel García Moreno entre en campagne, ce qui lui vaut un long exil entre 1853 et 1856.

Mais c’est là que jouent les vertus chrétiennes, dont la persévérance, à mille lieues de la mondaine ambition. « L’homme vraiment héroïque, c’est celui qui poursuit sa noble tâche aussi bien dans les revers qu’au milieu des succès, sans tenir compte des sacrifices auxquels il se condamne ni des dangers qu’il rencontrera sur son chemin [9]. » Il en réforme même sa vie, arrêtant net de fumer – le vice des Américains ! Et retrouvant toute la ferveur de la foi de ses premiers jours, renouant avec une pratique assidue, en assistant quotidiennement à la messe à Saint-Sulpice ou aux Missions Étrangères, puisqu’il coule son exil à Paris – ce qui lui permet en outre de se perfectionner en chimie. Avec ses yeux scrutateurs, il jauge la situation de la France du Second Empire, où la débauche règne à Paris mais où les campagnes populeuses demandent la conservation et la réaction. Il comprend de mieux en mieux le rôle temporel de l’Épouse du Christ : « L’Église catholique est la reine du monde, à laquelle doivent obéir les rois aussi bien que les peuples ; elle est la tête du grand corps social dont l’État n’est que le bras : donc, pas de lutte entre l’État et l’Église [10] ». Sans oublier le droit qu’a le peuple chrétien d’être gouverné chrétiennement. C’est dans ces vérités de foi et dans la notion de bien commun que García Moreno puise des légitimations pour des actions politiques para-constitutionnelles : « Le Christ rédempteur a dû pourvoir son Église du droit de sauver les âmes et les peuples, en écartant les tyrans qui lui barrent le chemin. Les peuples, de leur côté, guidés par leur céleste directrice, ont le droit de choisir le moment opportun pour défendre, même par les armes, leurs autels et leurs foyers [11]. »

Quoi qu’il en soit, en 1859, le peuple équatorien a repris en main ses destinées – « Si dans une monarchie le silence des peuples est la leçon des rois, dans une république, c’est la mort à bref délai », disait notre grand homme politique. Un sursaut salvateur, contre Urbina et Roblez ! García Moreno n’hésite pas à s’allier aux libéraux et démocrates avancés pour destituer le gouvernement en place : si la coalition est impuissante à construire, elle est parfaite pour détruire. Il redouble de bravoure pour parvenir à ses fins, à savoir le bien commun. Il n’entretient aucune ambition personnelle. Le soulèvement national n’a pu se faire qu’après deux années de préparatifs, en 1857 et 1858. La tension est à son comble. La partie est difficile. Tactique et soutien populaire furent les deux mamelles du succès. Il ne fut guère aisé de chasser Franco, dernière créature de la tyrannie urbinienne et gouverneur de province, notamment à cause du drame de Riobamba en 1859. Mais l’abnégation a payé, de même que l’intensité du mécontentement des Équatoriens : batailles et négociations continuent de se livrer tout au long des années 1859 et 1860. Les ennemis de García Moreno n’hésitent pas à promettre de céder des terres nationales à l’étranger pour en obtenir le soutien. Finalement, le port de Guayaquil reste le dernier verrou de la dictature, mais un coup de force héroïque l’arrache dès 1860.

L’inattendu s’est produit : le pays a pu se libérer ! Ses libérateurs peuvent alors en réorganiser le régime, sous l’égide de García Moreno qui, par ses actions d’éclat et son incommensurable bravoure, s’impose comme le meneur naturel de tous les catholiques et conservateurs. Son premier dessein est de pacifier sa nation, en la dotant d’une stabilité politique, mais aussi morale – d’où son souci permanent pour la pleine et entière liberté de l’Église. Malheureusement, il devait compter avec une Convention constituante pour mettre au point la nouvelle Constitution de l’État équatorien, en vertu de laquelle il présiderait une première fois le pays (avec un mandat de quatre années non renouvelable tout de suite), plutôt malgré lui. Si le « projet de constitution déclarait la religion catholique, apostolique et romaine religion de l’État à l’exclusion de toute autre [12] », tout n’était pas gagné pour autant – il faut aussi dire qu’il n’y avait pas d’autre religion sur ce sol… L’idée d’une fédération équatorienne, venue des États-Unis d’Amérique et adoptée par la Colombie voisine, est écartée. Le président García Moreno n’obtient pas pour sa fonction les pouvoirs qu’il aurait souhaités, non pour écraser le peuple, mais pour le protéger efficacement contre toute entreprise révolutionnaire. « Désarmer l’autorité en face de la Révolution, c’était, disait-il, décréter l’anarchie perpétuelle [13]. » Depuis 1789, on croirait que seuls les régimes révolutionnaires s’investissent d’autorité – d’une autorité illimitée !

Ces révolutionnaires sont honnis par le R.P. Berthe, qui en dresse un portrait empreint de vérité en quelques lignes à la rhétorique bien sentie : « Le parti révolutionnaire, lugubre essaim de frelons bourdonnants et dévorants, n’a d’autre spécialité que de consommer sans produire. S’il s’empare d’un pays par un coup de force ou par la sottise des électeurs, ce n’est point pour aider le peuple à mieux vivre, mais pour vivre à ses dépens. […] Après quinze ou vingt ans de ce régime, un peuple, si riche qu’il soit, est rongé jusqu’aux os. Il se réveille un beau matin sans religion, sans honneur, sans crédit, sans agriculture, sans industrie, sans commerce, sans finances, avec des milliards de dettes et la banqueroute à ses portes [14]. » Mais ne serait-ce pas là le tableau de la République française ?

Le premier mandat présidentiel de García Moreno fut très mouvementé. Il réussit de véritables prouesses, comme la réduction des dépenses et l’introduction d’obligations comptables pour les pouvoirs publics. En 1862, il prend sur lui de conclure avec le Saint-Siège un concordat réclamé de leurs vœux par les millions d’Équatoriens, en dépit de quelques agités du bocal qui dominent les grands journaux par leurs piastres. Ce fut, il faut le dire, l’un des rares concordats justes et véritablement bénéfiques pour l’Église et les âmes dont elle a cure. Ce que la Restauration en France avait par mauvaise fortune avorté en 1817… « Sans doute, au commencement de ce siècle [le XIXe], Napoléon entrevoyant la mission sociale de l’Église et le bénéfice qu’il en pourrait tirer, déclara dans un concordat solennel que l’exercice de la religion catholique serait libre en France ; mais l’instinct révolutionnaire du despote prévalut, et, par ses articles organiques, il garrotta comme une criminelle cette Église qu’il venait d’affranchir. Bourreau sans pitié, il se jeta sur sa victime, lui lia les mains, puis les pieds, puis lui serra la gorge jusqu’à l’étrangler. Les pygmées qui lui succédèrent, armés des mêmes articles organiques, ont trouvé moyen de saigner l’Église aux quatre membres et de lui tirer son sang goutte à goutte, sans violer le concordat, disent-ils avec un sourire cynique. C’est en regard de ces tyrans qu’apparaît dans toute sa grandeur la sublime figure de García Moreno, à côté de Charlemagne et de saint Louis [15]. » En Équateur, les évêchés – jusqu’alors trop rares – furent multipliés pour permettre aux évêques de remplir leur mission pastorale.

Si le président avait été un faible ou un mondain, il aurait reculé dès les premiers tollés des journaux libéraux. Mais c’était sans compter sur sa trempe de fer. « Saint Grégoire VII mourut en exil pour avoir aimé la justice et haï l’iniquité. Saint Charles Borromée faillit être empoisonné par ceux qu’il avait entrepris de réformer. Inflexible dans le devoir, García Moreno eût affronté mille morts plutôt que de reculer d’un pas devant les clameurs ou les menaces de l’opposition [16]. » Cependant, l’instabilité politique allait reprendre le dessus, à cause des menées des révolutionnaires et de la faiblesse de la Constitution équatorienne, d’emblée déplorée par Moreno. L’agitation provint de la Colombie, où une guerre civile faisait rage à l’instigation de l’antichrétien Mosquera, qui allait malheureusement être vainqueur. Son opposant, Arboleda, bon catholique, fut si malhabile dans ses mouvements de troupes qu’il provoqua un différend diplomatique vis-à-vis de l’Équateur, lequel ne fut levé qu’à l’issue de l’escarmouche de Tulcán en 1862. Du temps perdu, qui sonna l’avènement imminent de sa défaite. Et l’oppression du peuple colombien et de l’Église en cette contrée.

À peine vainqueur, Mosquera, qui fut publiquement excommunié par Pie IX, n’eut de cesse de désirer l’annexion de l’Équateur à ses États-Unis de Colombie, s’appuyant volontiers pour cela sur les forces de sédition internes du pays, si promptes à s’embraser, à Guayaquil notamment. Dans cette situation éminemment délicate, le général Florès se racheta en apportant son concours au président de l’Équateur. La poigne de ce dernier conjura la menace. La Providence, une nouvelle fois, veillait !

En 1864, face à un Congrès de plus en plus hostile, García Moreno demande d’être démis de ses fonctions. Coup de théâtre ! Sa demande est refusée, puisque même ses ennemis (certains, du moins) savent qu’il est le seul homme assez fort et prestigieux pour maintenir la paix et cimenter la nation. Après tant de difficultés, il se mit de nouveau à lutter contre la Révolution avec toute l’ardeur possible, n’hésitant pas à s’écarter de la Constitution dans les cas de nécessité : « Si la loi constitutionnelle met une nation en danger de mort, le salut du peuple devient la loi suprême. Quand la légalité suffit [disait-il avec Donoso Cortés], vive la légalité ; mais si la légalité est impuissante à sauver un peuple, vive la dictature [17]. »

1865 : fin de ce premier mandat présidentiel, non renouvelable. Le président sortant parvient à imposer son candidat, don Jerónimo Carrión, largement vainqueur. Malheureusement, il se montrera timoré et réceptif vis-à-vis des persuasions libérales, les plus pernicieuses de toutes, sans doute : « Faire des efforts inouïs pour n’incliner ni à droite ni à gauche, et tenir l’équilibre entre les bons et les méchants : jeu de bascule où les plus célèbres acrobates ont toujours fini par se casser le cou [18]. » Après le combat de Jambelí en 1865, faisant capoter une nouvelle insurrection à l’issue d’un combat naval aussi inattendu qu’épique, García Moreno peut lâcher les rênes du gouvernement. Mais pour un temps seulement, en dépit de ses propres aspirations à une vie calme et reposante dans une hacienda de la province d’Ibarra, à Guachalá… Avant cela, il est envoyé au Chili par le nouveau président qu’il a porté au pouvoir, en tant que ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire pour conclure un traité commercial. Manquant d’être assassiné par un urbiniste au Pérou, il arrive à bon port, où il est reçu à bras ouverts par une population sincèrement chrétienne et un gouvernement aimable. Puis une crise en Équateur remplaça le président Carrión par Espinosa, du même acabit.

Après ces péripéties sud-américaines, il peut tranquillement prendre à bail une hacienda, avec sa seconde épouse, jusqu’à la catastrophe sismique d’Ibarra en 1868. Le chaos est incroyable : morts, pillages, brigandages, désordres… Le gouvernement central n’a d’autre choix que de nommer García chef militaire et civil de la province d’Ibarra, pour y rétablir l’ordre : lui seul a l’aura nécessaire. Et il ne fit point mentir le décret présidentiel, puisqu’il s’acquitta à merveille de sa tâche.

1869 vit la chute du président Espinosa lors d’élections auxquelles les conservateurs présentèrent de force et firent campagne pour Gabriel García Moreno. Le ton monte, et une nouvelle révolte radicale menace : notre homme prend les devants pour l’étouffer dans l’œuf, à Guayaquil, comme toujours. Il expose sa vie, et prend le pouvoir encore une fois comme malgré lui, à la suite d’une espèce de pronunciamiento conservateur.

« À ce grand chrétien et à ce grand homme d’État vainqueur de la Révolution, incombe maintenant la tâche non moins difficile et non moins glorieuse de faire passer la contre-révolution dans les lois et dans les mœurs, c’est-à-dire de fonder la République chrétienne [19]. » Considéré comme l’homme providentiel et nécessaire à la patrie en 1869, il en profite pour travailler à fond en faveur du bien commun, en dotant cette république du Pacifique d’une Constitution bonne et solide, y reconnaissant effectivement et réellement la royauté sociale de Jésus-Christ (art. 9). L’unité religieuse du peuple équatorien est rappelée et portée au pinacle. Des mesures constitutionnelles sont prises contre les indignes : « La Constitution enlève les droits de citoyen à l’ivrogne, au vagabond, à l’interdit, au banqueroutier, au repris de justice [20] » et aux francs-maçons ou autres sectaires néfastes. Les prérogatives de l’exécutif furent renforcées, avec un grand amoindrissement du parlementarisme, les Chambres ayant désormais interdiction de se prononcer sur des sujets éloignés du champ politique. Il s’agissait de contrecarrer « l’instabilité du gouvernement, ce vice caractéristique du régime républicain [21] ».

Ce second mandat présidentiel est l’occasion de renforcer encore l’instruction publique, García Moreno pensant que l’école, cet accident de l’Histoire, pouvait malgré tout apporter des biens si elle était régie d’une manière chrétienne. La liberté de l’enseignement catholique fut totale, les Jésuites pouvant même exhumer les méthodes traditionnelles de leur Ratio studiorum. Le thomisme est mis à l’honneur, l’Université réorganisée sous l’égide des épiscopats après avoir été supprimée pour sa verve révolutionnaire. Une faculté des sciences est créée, avec le concours de religieux allemands, ainsi qu’une de médecine grâce à l’embauche de professeurs montpelliérains. Musique et Beaux-Arts ne furent guère oubliés par notre homme de génie. D’où le révérend père Berthe peut conclure :

Beaucoup s’imaginent que le révolutionnaire est nécessairement un homme de progrès et le catholique un rétrograde. Il ressort de ce chapitre sur l’enseignement à Quito deux vérités évidentes : la première est qu’en un demi-siècle la Révolution n’a rien su fonder en Équateur, ni instruction primaire, ni enseignement secondaire, ni enseignement supérieur ; la seconde est qu’en six ans le catholique García Moreno a fait passer son pays, sous ce triple rapport, des plus profondes ténèbres à la plus resplendissante lumière [22].

L’heureux président s’efforce de multiplier les missions, surtout vers l’intérieur de la contrée où, au cœur de la forêt vierge, les Indiens encore sauvages – voire anthropophages, tels les Jivaros – sont encore nombreux. Mais, malgré tout, la « pire des sauvageries, c’est le satanisme révolutionnaire [23]. » Les Jésuites s’illustrent dans ces missions amazoniennes difficiles, tandis que les Rédemptoristes redoublent de zèle dans les villes et dans certaines campagnes. L’auteur de l’ouvrage sait de quoi il parle. De nouvelles congrégations firent leur apparition en Amérique latine, comme les Sœurs de la Charité pour s’occuper des malades et des hôpitaux. Le dévouement de l’individu est remarquable et, par comparaison, appelle cette observation objective :

On ne peut s’empêcher de remarquer des différences assez notables entre les gouvernants démocrates et notre grand chef chrétien dans leurs rapports avec le pauvre peuple. Ceux-là remplissent leur bourse en exploitant sa simplicité ; celui-ci vide la sienne en soulageant ses infirmités. Le chrétien passe comme son Maître en faisant le bien ; les démocrates, en faisant du bien à leur très chère et très importante personnalité [24].

Un autre objet de mission était l’armée. García Moreno parvint à la discipliner et à la moraliser, faisant même des troupiers de bons si ce n’est de fervents chrétiens : « Sans la moralité, dont l’Église catholique seule enseigne et maintient les préceptes, il ne saurait y avoir pour les peuples de véritables progrès [25]. » Parallèlement, il prend des mesures législatives contre les blasphémateurs, les ivrognes, les concubinaires, les perturbateurs du repos public et les débauchés. Exactement ce dont nous aimerions bénéficier dans nombre de nos bourgades de province ! La magistrature fut enlevée à sa corruption latente pour ne plus laisser le crime impuni. Tout cela concomitamment à la restauration des finances (la stabilité et la fin des révolutions n’y sont sans doute pas pour rien) en dépit d’un allègement de la charge fiscale, avec amélioration des routes : « L’Équateur allait se réveiller d’un sommeil de mille ans quand arriva la catastrophe de 1875 [26]. »

C’est en fin d’ouvrage que nous en apprenons le plus sur les vertus et qualités personnelles de Gabriel García Moreno, pour notre plus grand contentement et notre édification. Ainsi, il demeura pauvre toute sa vie, dépensant une grande partie de son traitement pour des œuvres de charité. Locataire presque jusqu’au bout, ce n’est que peu de temps avant sa mort qu’il put acquérir une maison à Quito, grâce aux revenus de l’hacienda qu’il louait à Guachalá depuis son premier retrait de la vie politique. Cet homme d’action était doté d’une foi et d’une humilité à toute épreuve. Il entretint avec Pie IX une relation d’une cordialité inouïe. Il fut d’ailleurs le seul chef d’État de la planète à protester officiellement et fermement contre l’occupation injuste des États pontificaux et de Rome par le maçon des cimes alpines et des coteaux sardes.

Pour nous donner une image fidèle, empreinte d’hispanité, d’un homme hors du commun, voici une description de son caractère et de sa journée type :

La volupté n’avait pas plus de prise sur son cœur. Malgré son naturel ardent et passionné, jamais il ne permit à l’enchanteresse d’asservir aux sens ses nobles facultés. Il traita son corps comme un esclave ou plutôt comme une bête de somme, dont la fonction est d’exécuter les ordres de l’âme, sa souveraine maîtresse. Pour lui, point de fêtes, de plaisirs, de divertissements plus ou moins honnêtes, de passe-temps plus ou moins licencieux, mais la vie de travail régulière et uniforme. Debout dès cinq heures du matin, il se rendait vers six heures à l’église pour y entendre la messe et se pénétrer, par une méditation sérieuse, des grands devoirs du chrétien et de l’homme d’État. À sept heures, après une visite aux pauvres de l’hôpital, il s’enfermait dans son cabinet pour travailler jusque vers dix heures. Venait alors un déjeuner bien frugal et bien court, puis l’on voyait le [p]résident s’acheminer vers le palais du gouvernement, où jusqu’à trois heures il s’occupait avec ses ministres des affaires publiques. Après le dîner, qui avait lieu vers quatre heures, sa récréation consistait à faire quelques visites, inspecter les travaux publics ou pacifier les différends qu’on lui soumettait. Rentré à six heures, il passait la soirée en famille avec quelques amis. Quand neuf heures sonnaient, alors que tout le monde allait prendre son repos, il se retirait pour achever sa correspondance, lire les journaux et travailler jusqu’à onze heures, souvent même jusqu’à minuit. Tel était son ordre du jour dans les moments de calme [27].

Vous savez ce qu’il vous reste à faire pour devenir des êtres d’exception… Mais la grandeur du señor presidente ne s’arrête pas là. C’est une volonté de fer, à la force d’airain, sachant dire non et taper du poing sur la table quand il le faut. Le secret de ses talents ? Il est au-dessus de nos têtes :

l’homme doit pourvoir à sa sanctification personnelle s’il veut entreprendre avec succès la régénération d’une âme, et à plus forte raison celle d’un peuple. […] Malgré ses nombreuses occupations, il consacrait tous les jours une demi-heure à méditer, comme David, sur la loi de Dieu, sur les différentes manifestations de son amour pour l’homme, sur les fins dernières. Ces considérations pieuses réveillaient sa foi, réchauffaient son cœur, affermissaient sa volonté dans le bien. Le texte de l’Évangile lui servait habituellement de sujet d’oraison. Il en faisait ses délices et le savait par cœur ; l’Imitation de Jésus-Christ le nourrissait de saintes et sublimes pensées, non seulement à la maison, mais dans ses voyages, car il en avait fait son compagnon inséparable [28].

Même magistrat suprême de la République, il participe aux processions, aux missions et aux offices comme le dernier des chrétiens, pour obtenir les indulgences attachées à telle ou telle pratique. Il essaye de ramener chacune de ses actions à sa comparution finale devant le Souverain Juge. Il défend inlassablement l’Église, ne portant pas la moindre attention aux quolibets des fourbes en fureur, ces bourreaux des hommes.

Nous connaissions le fin mot de l’histoire depuis bien longtemps, avant même que d’attaquer ce livre. Mais, au cours de sa lecture, on ne peut s’empêcher d’espérer une issue inattendue, après un impossible rebondissement… Quel malheur que le libre arbitre de ces hommes dépravés qui choisissent de servir Satan et le mal ! Que cela est douloureux aux destinées des peuples !

La politique éminemment et intégralement catholique de Gabriel García Moreno lui attira les foudres des novateurs de tout poil. Les francs-maçons d’Allemagne décrétèrent sa mort, comme il l’apprit lui-même de plusieurs sources, et s’appuyèrent pour cela sans difficultés sur leurs frères d’outre-Atlantique. Les papiers trouvés sur certains conspirateurs après l’assaut fatal de 1875, à la sortie de la cathédrale où l’homme insigne tout juste réélu haut la main pour un troisième mandat venait d’adorer le Saint-Sacrement exposé, sont sans appel à cet égard. On retiendra cette injonction du « régénérateur de la patrie » répondant à l’avance au scribe Friedrich Nietzsche : « Les ennemis de Dieu et de l’Église peuvent me tuer, Dieu ne meurt pas [29] ! »

Un deuil national, populaire et total s’ensuivit. L’un des complotistes alla jusqu’à se convertir, regrettant le crime auquel il avait pris part. Et jamais l’Équateur ne retrouva depuis un si grand homme d’État… Et nous nous languissons volontiers de n’en avoir pas nourris non plus sur nos sols, qui s’érodent chaque jour davantage…

Un ouvrage qui donne à réfléchir et qui nous prémunira contre la demi-mesure aussi bien que contre l’activisme évoluant dans une ambiance résolument et exclusivement moderne. C’est une digue que nous devons élever entre la Cité de Dieu et les satellites de Satan ; aucun compromis, aucune compromission n’est possible. Ne l’oublions pas !


[1BERTHE (R.P. Augustin), Gabriel García Moreno. Le hérdémocros martyr, Suresnes, Clovis, 2016, 432 p., 22 €. La première édition date de 1890.

[2Ibid., p. 16.

[3« Intelligence d’une pénétration presque intuitive, raison vigoureuse et logique, mémoire facile et tenace, imagination brillante, âme de feu : il possédait cet assemblage de qualités départies par la Providence à certains hommes exceptionnels. » Ibid., p. 25.

[4Ibid., p. 29.

[5Ibid., p. 36.

[6Ibid., p. 40.

[7Ibid., p. 49.

[8Ibid., p. 80.

[9Ibid., p. 87.

[10Ibid., p. 98-99.

[11Ibid., p. 99. Et nous autres qui voudrions nous inscrire dans la lignée des Cristeros, que faisons-nous vraiment dans notre pauvre pays ?

[12Ibid., p. 169.

[13Ibid., p. 172.

[14Ibid., p. 172-173.

[15Ibid., p. 189.

[16Ibid., p. 191.

[17Ibid., p. 228. En regard, combien de Français continuent à accorder de l’importance à une Constitution qui n’est pas leur ou qui leur a été ravie ?

[18Ibid., p. 255.

[19Ibid., p. 295.

[20Ibid., p. 305.

[21Ibid., p. 307.

[22Ibid., p. 330.

[23Ibid., p. 332.

[24Ibid., p. 354.

[25Ibid., p. 400.

[26Ibid., p. 359.

[27Ibid., p. 370-371.

[28Ibid., p. 381.

[29Ibid., p. 412.

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