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Les engagements récents du Premier ministre Manuel Valls — réduire de moitié le nombre de régions administratives et supprimer les départements — traduisent une fois de plus la vision rationnelle-légale, jacobine et centraliste du gouvernement socialiste. Déjà pourtant à ces projets répliquent les élus de la même république qui voient dans les départements un substrat de la « France » — en fait, du pays légal — née de 1789 ; mais cette attitude ne doit pas nous tromper. La suppression des départements pourrait, d’un point de vue républicain bien compris, s’apparenter à une modalité de réorganisation, quasiment à un changement d’organigramme dans un service administratif. De fait, les protestations qui se font entendre dans la bouche de ces messieurs les conseillers généraux ne montrent qu’une chose : la division des troupes jacobines — division ordinaire, qui fait toujours parler le mal contre le mal.
Les régions administratives ne subissent pas un sort différent. On se souvient que leur création, préfigurée à Vichy, date d’après-guerre et qu’elles ont pris d’abord la forme d’établissements publics administratifs, devenus des collectivités de plein exercice au bénéfice des lois Deferre de 1982. Leur appellation, teintée parfois d’histoire, pourrait incliner à croire qu’elles sont une résurgence des provinces d’Ancien régime. Mais ni leur modalité de création ni les débats qui environnent leur devenir n’autorisent à souscrire à cette opinion, tant elles apparaissent au grand jour comme de simples circonscriptions d’action administrative qu’il est loisible au législateur de découper, redécouper, fusionner, renommer, etc.
La république a agi à l’endroit des provinces françaises de toujours comme de la religion ; phagocytant leur enveloppe charnelle, singeant leur symbolique, elle s’est installée en charognarde sur leur carcasse encore fumante après les avoir mises à mort par décret en application de la « volonté générale ». Dans cette entreprise de remplacement du réel par le fictif, elle s’est approprié des codes dont elle a évacué le sous-jacent, permettant d’asseoir des entités abstraites — pensons au « Centre », à « Provence–Alpes–Côte-d’Azur », au « Nord–Pas-de-Calais » — sur des bases d’allure antique, mais en fait privées d’attaches.
La conception française des provinces est en effet bien différente d’un maillage rationnel du territoire organisé par et pour le seul usage de la capitale.
Les provinces françaises procèdent en premier lieu de l’histoire. Leur forme, leurs privilèges, leur coutume sont héritiers de successions immémoriales de traités, d’alliances, de cristallisation, d’incarnation dynastique : ceci est entendu. On ne peut pour autant, dans l’optique française, considérer les provinces comme le fruit de leur existence propre, de leur seule histoire si charnelle et éternelle fût-elle. Telle aurait été leur condition en situation d’indépendance ; telle n’est-elle pas dans la situation d’autonomie relative qui se vérifie sous l’Ancien Régime.
La province française se définit par conséquent à partir d’une double attache : celle de la tête et celle des membres. La province détachée de la Couronne n’est pas française ; la province qui n’incarne pas ses successions de tous ordres, sa coutume, sa géographie, la race de ses gens, n’est tout au plus qu’une parcelle territoriale du domaine de l’État.
Entre la tête et les membres, c’est donc en vérité d’un corps que la province prend les traits. Corps vivant, corps situé, corps intermédiaire — dans l’acception ennemie de la république que lui ont donnée les théoriciens à l’œuvre derrière la loi « Le Chapelier » de 1791.
Dans son devenir, un tel corps ne saurait certes se voir priver de tête. Le corps français a commis ce crime de se mettre à mort en se tranchant la tête. La France est morte comme corps le 21 janvier 1793. Les provinces ont perdu elles-mêmes leur tête à cette occasion, pour se la voir remplacer par un ersatz protéiforme nommé « représentation nationale » ; mais les membres d’un corps même dans leur unanimité ne peuvent se proclamer souverainement leur propre tête — leur propre chef. À chaque organe revient en effet de remplir sa fonction ; le cœur, le poumon, le foie réunis ne peuvent commander avec discernement à l’estomac, au rein, ni de fait à eux-mêmes.
Au Roi, à la Couronne, a succédé un Paris d’institutions contingentes, une tête de circonstance, un simulacre de chef de corps. Mais tout monarque qu’il soit — et qu’il l’ait été plus que jamais au début de la Ve République nous renseigne sur la faiblesse subséquente de ce régime, — le Président de la République n’incarne aucunement la France. Il la dirige, certes, par exercice de prérogatives fixées par une constitution positive et ratifiées par un consensus encore suffisant. Il en préside divers organes de pouvoir ; il ne lui est et ne lui sera jamais existentiellement ni métaphysiquement consubstantiel.
Un même rapport du corps à la tête unit les provinces à la Couronne — peut-être faudrait-il même dire plus largement à la France — qui reliait la France au Roi [1]. Ce que l’on voudrait exprimer par là, c’est qu’il est tout aussi vain d’imaginer des provinces parfaitement indépendantes de Paris par réaction au centralisme jacobin que des régions dénuées de fondement charnel.
Et c’est précisément ce fondement charnel qui tient lieu de membres au corps intermédiaire provincial : ses gens, ses dialectes, ses chartes acquises de haute lutte par des parlementaires farouchement incardinés.
Il est entendu que toute démarche de redécoupage territorial, de refondation des provinces d’Ancien régime, de reconstitution d’ensembles historiquement cohérents restera fondamentalement inaboutie faute d’un retour du Roi couronnant l’édifice corporel français. Le guignol de chiffons qui tient lieu de chef d’État à notre pays depuis le régicide ne saurait faire plus grande illusion que la béquille de bois de l’invalide.
Tout pousse cependant à préparer ce retour et à rendre à la France les formes convenables, pour ne pas dire supérieures par essence, qui ont déterminé son organisation sous l’Ancien Régime. Nous croyons alors qu’il faut soutenir à toute force la suppression du département. Les circonstances de sa création plaident déjà suffisamment en ce sens. Que les Français s’y soient attachés et y aient vu un échelon qui leur appartient en propre, quasiment culturellement, pourrait conduire à tempérer ce jugement ; mais à bien y réfléchir, l’état des Français a toujours été multiple. Tel bourgeois de Lille, de Bordeaux ou de Romorantin était tout autant flamand, guyennais ou solognot, que paroissien de tel ressort ecclésiastique, membre de telle corporation, chef de telle branche familiale, détenteur en propre de tel privilège. Que l’on soit nantais n’empêche nullement de se dire aussi breton, et n’a jamais empêché de médire des Angevins — qu’ils soient ou non de Maine-et-Loire, c’est-à-dire d’Anjou.
Précisément, l’Anjou n’est pas la Guyenne, l’Anjou qui prend — sans doute bien malgré lui — les proportions d’un département révolutionnaire cependant que cette dernière n’a guère en commun qu’avec une Aquitaine administrative dont les limites sont nées dans l’esprit fertile de quelque commis de la république.
D’où l’on remarque ce faisant que le scalpel jacobin ne peut être l’outil d’une authentique réunion des provinces d’avant à elles-mêmes. Si, très concrètement, l’on pourrait envisager de transformer l’actuel Maine-et-Loire en l’équivalent d’une province, tenant les compétences cumulées d’une région et d’un département actuels sous le nom d’Anjou, il en va bien différent de certaines fusions — celle par exemple du pays nantais avec la Bretagne à laquelle il a toujours appartenu — et de certaines scissions qu’on peut tenir pour très souhaitables — celle, entre autres, du Lyonnais et des pays de Savoie, — sans parler des innombrables démantèlements de départements sans assise cohérente. Peut-être dans cette optique faut-il opter pour une démarche partant de l’arrondissement — la circonscription d’une sous-préfecture, correspondant grosso modo à l’arrière-pays d’une cité de taille moyenne — pour recomposer des provinces munies d’attributs propres et non déterminés par avance : superficie, population, dénomination et pourquoi pas compétences.
Abstraction faite de la méthode, qui emprunte encore et toujours le chemin de la « loi », les vagues successives de décentralisation administrative offrent d’excellentes raisons d’espérer à terme atteindre à un paysage territorial français propice à une réunion des provinces d’avant à elles-mêmes. Le toujours actuel « acte III » de décentralisation l’illustre, qui par le fait métropolitain distingue entre les collectivités et concède aux plus importantes d’entre-elles (classiquement Paris, Lyon et Marseille) de véritables privilèges — au sens premier du terme, de droits et statuts qui n’appartiennent qu’à elles. Cette avancée, par capillarité, condamne la figure imposée du polyptyque jacobin « commune, intercommunalité, département, région ».
Le propre du mal, comme évoqué, est la division par laquelle il parle et agit contre lui-même. La république, régime faible car relativiste et perméable, pourrait en faire les frais par le canal de la morphologie des institutions locales. En laissant la France revenir aux formes naturelles des provinces d’Ancien Régime, c’est un peu du retour du Roi qui entre dans le registre du possible.
[1] La majuscule pourrait être ici discutée, tant il est vrai que le Roi est une institution mais aussi que le roi est une personne. Pour reprendre des catégories familières aux juristes, le Roi est peut-être la seule personne physique de droit public.
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