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Ce joli mot du poète ne doit pas nous faire oublier ce que déclare le Ministère dans un langage tout aussi fleuri : « le professeur participe aux actions d’éducation, assure le suivi individuel et l’évaluation des élèves et contribue à les conseiller dans leurs choix d’orientation. » [2]. Notre vénérable Ministre, inspiré par le sociologue Christian Maurel [3], veut investir l’enseignant d’une nouvelle mission. En tant que participant aux actions d’éducations, son rôle n’est plus de transmettre un savoir mais plutôt de laisser émerger la liberté et la curiosité de son élève : un mélange d’animateur Club Med et de Monsieur Loyal.
Nos « gentils organisateurs » doivent donc suggérer la contradiction, l’insoumission et la transgression, seuls viatiques à l’épanouissement de ces petits êtres fragiles et indéterminés que l’on appelle des enfants. Rousseau, grand inspirateur de la pédagogie moderne, l’entendait ainsi : « j’ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d’obéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d’obligation ». [4] Plus de devoirs à la maison, plus de sanctions, plus de deuils, plus de cris, plus de souffrances... enfin libres : nous connaissons la chanson.
Ceci explique pourquoi, associé à l’idée d’engendrer des générations de sots manipulables, on ne transmet plus : on met en scène, on illustre. Mais où est donc Ornicar ? Pardon... le professeur veux-je dire.
Il attend patiemment à la porte de la classe (sa classe) qu’on le laisse entrer : et l’on voit bon nombre de jeunes gens sincères qui, épris de leur vocation, se trouvent obligés de se composer un visage, de suivre les fameuses directives, des regrets plein le cœur.
Savoir n’est pas apprendre : le professeur est aussi nécessaire que Wikipédia peut être dangereux. Refuser la transmission per hominem revient à établir le règne de l’erreur et de l’orgueil. Cette volonté de savoir par soi-même sans la paternelle médiation du maître ne fait que renforcer le désir babélique de toute-puissance et d’autonomie suprême. Plus encore, l’obsession de la domination et de la violence symbolique devient elle-même coercitive dès lors qu’elle ne nous laisse pas libre d’accepter une quelconque filiation intellectuelle : on se ferme ainsi un bon nombre de portes.
Et pourtant : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » [5]
Mêmes les héros grecs ont besoin de professeurs. Le centaure Chiron fut celui d’Achille mais encore d’une vingtaine d’autres figures mythiques comme le rapporte Xénophon. [6] Cet être, fils d’un dieu et d’une nymphe, est supérieur en ce qu’il possède un surcroît de connaissance par rapport à ses héroïques élèves, élèves qui ne pourraient dépasser l’apparence des choses sans son enseignement. Le maître d’école ne doit donc pas éveiller les enfants à leur propre liberté mais leur faire opposition et les contraindre dans leurs conclusions premières afin de les faire entrer dans un régime de liberté plus grand car affranchi du brouillon de l’expérience commune.
« Les professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point par point. Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. » Gaston Bachelard [7]
Par conséquent, le manque de considération à l’égard de la figure professorale allié à la diffusion effrénée des savoirs favorisent d’autant plus l’amateurisme intellectuel. On ne compte plus les publications sur le modèle « Apprendre à... tout seul ». Ainsi, en se désengageant de l’instruction, on laisse l’enfant s’épanouir dans la sphère qu’il peut se donner : elle est mince puisque son auteur l’est aussi.
Même curieux et volontaire, ses dispositions ne le préservent pas des failles de son entreprise. « Disons que l’autodidacte est celui qui a manqué de maître là où le maître était indispensable, et que, faute de professeur, il s’est confié aveuglément aux livres. D’où le caractère « livresque » de son savoir, son impuissance à hiérarchiser ses connaissances, à distinguer l’essentiel de l’accessoire, la forme du contenu, à organiser ce qu’il apprend, et par là même à l’appliquer. » [8] De la sorte, gardons à l’esprit que l’autodidactisme reste une solution précaire, une solution de repli ou de dernier recours. Il détermine encore une carence heuristique et herméneutique qui empêche l’enfant de se raccrocher à quelque chose, de se rallier à une figure tutélaire : il se retrouve seul avec lui-même et le doute. Ne trouvant rien de ferme sur quoi tenir debout, il reste grevé de cette absence à l’âge adulte. C’est ce qui fait dire tout-à-fait sérieusement à l’autodidacte Pécuchet : « Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme ! » [9]
Il est donc impératif, pour restaurer la transmission, de réinvestir la charge du professeur de toute sa dignité. Ce dernier incarne le savoir travaillé, intégré, préparé à être échangé. Plus encore, l’enseignant, du fait de son autorité intellectuelle, véhicule aussi une certaine hauteur morale et force le respect de son auditeur rien que par le zèle avec lequel il s’est appliqué à rechercher la connaissance - entendez, la vérité. Enfin, il s’impose comme un repère humain qui permet à l’élève de s’identifier, de s’adresser à quelque chose de concret et de patent, rendant ainsi le savoir - je le dis sans plaisir particulier pour la novlangue - vivant.
Nos héritiers qui, sur les bancs de l’école, n’auront le droit qu’à des « accompagnateurs » ou des « auxiliaires éducatifs » se trouveront livrés à l’ignorance ou à l’auto-didactisme, avec tous les risques et les maux que cela implique.
On voyait qu’au début ils devaient être en train de parler ensemble, lorsque soudain le professeur s’était juché sur la table et là, dans cette position surélevée, les avait attirés à lui par sa parole, comme avec un lasso, pour les immobiliser, fascinés sur place. Et après quelques minutes, je sentis moi-même, oubliant déjà le caractère d’intrusion de ma présence, la force fascinante de son discours agir magnétiquement ; malgré moi je m’approchais davantage, afin de voir, par-dessus les paroles, les gestes remarquablement arrondis et élargis des mains, qui parfois, lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puis s’abaissaient peu à peu musicalement avec le geste modérateur d’un chef d’orchestre. Et toujours la harangue devenait plus ardente tandis que, comme sur la croupe d’un cheval au galop, cet homme ailé s’élevait rythmiquement au dessus de la table rigide, et, haletant, poursuivait l’essor impétueux de ses pensées traversées par de fulgurantes images. Jamais encore je n’avais entendu un être humain parler avec tant d’enthousiasme et d’une façon si véritablement captivante ; pour la première fois j’assistais à ce que les Romains appelaient raptus, c’est-à-dire à l’envol d’un esprit au-dessus de lui-même.
Stefan Zweig [10]
[1] Faits et croyances, Océan, Œuvres complètes, Paris, Laffont, Coll. "Bouquins", 1989, p. 130.
[3] http://www.najat-vallaud-belkacem.com/2011/02/02/un-immense-besoin-deducation-populaire-de-christian-maurel/
[4] Émile, Livre II, Œuvres complètes, t. 3, Seuil, 1971, p. 61-62.
[5] 1 Corinthiens, IV, 7.
[6] Cynégétique, I : « C’est une invention des dieux : d’Apollon et de Diane viennent les chasses et les chiens ; ils en ont fait présent à Chiron pour honorer sa justice. Celui-ci reçut ce don avec joie, et eut pour disciples, dans la chasse aussi bien que dans les autres arts, Céphale, Esculape, Mélanion, Nestor, Amphiaraüs, Pélée, Télamon, Méléagre, Thésée, Hippolyte, Palamède, Ulysse, Ménesthée, Diomède, Castor, Pollux, Machaon, Podalire, Antiloque, Énée, Achille, honorés des dieux chacun dans son temps. »
[7] La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1971.
[8] Olivier Reboul, Qu’est-ce qu’apprendre, Paris, Puf, 1980, p. 126.
[9] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Chapitre X.
[10] La Confusion des sentiments, Paris, Poche, 2009, p. 20-21.
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