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Michel De Jaeghere : La persécution des chrétiens à Rome [2/4]

Michel De Jaeghere est journaliste et écrivain. Il est directeur de la rédaction du Figaro Hors-série et du Figaro Histoire. En 2014, Michel De Jaeghere publiait aux éditions des Belles Lettres un imposant ouvrage consacré à la chute de l’Empire romain d’Occident : Les derniers jours [1], lauréat du Prix Du Guesclin 2014.
M. De Jaeghere a bien voulu répondre aux questions du R&N.

Cet entretien est divisé en quatre parties :

En voici la seconde partie.

R&N : Pourquoi l’empire romain a-t-il alors persécuté les chrétiens ?

M. De Jaeghere : Les romains avaient laissé aux peuples qu’ils avaient soumis la pleine liberté d’honorer leurs dieux nationaux, de célébrer leurs cultes selon leurs propres rites, comme ils leur avaient laissé l’usage de leur langue, de leurs lois et de leurs coutumes. Nationales, ces religions étaient généralement éloignées de toute idée de prosélytisme. Polythéistes, elles ne répugnaient pas à la coexistence avec les dieux du Panthéon romain. La défaite de leurs fidèles avait montré l’infériorité de leurs dieux par rapport à ceux des romains. Il n’empêche qu’il pouvait être utile de faire bénéficier Rome de leur protection.
Le judaïsme avait posé, le premier, un problème spécifique, du fait de son monothéisme. Les juifs n’honoraient pas les dieux de la cité, ils pratiquaient des interdits alimentaires qui les rendaient insociables, faisant d’eux un corps étranger dans l’Etat. Répandus dès avant le règne de Titus et la prise de Jérusalem dans nombre de provinces de l’empire, ils avaient, par exception, été dispensés de rendre un culte à d’autres divinités que le Dieu jaloux qu’ils honoraient dans leur Temple. A la différence des chrétiens, c’était pourtant là pur respect de leur tradition nationale. En vertu même du droit des pérégrins (les habitants de l’empire qui, sauf exceptions, ne bénéficiaient pas, jusqu’en 212, de la citoyenneté romaine) , le Pentateuque était considéré comme la source de la législation qui leur était applicable. De là venait qu’ils étaient exempts du service militaire, par respect pour leurs interdits alimentaires ou rituels. S’ils se refusaient en outre par principe à prendre place dans le syncrétisme à quoi tendait la profusion des religions, au moins les Juifs n’insultaient-ils pas les cultes paiens en tentant de dissuader leurs adeptes d’en pratiquer les rites : le prosélytisme leur était d’ailleurs interdit.
Le christianisme ne pouvait se prévaloir de la même tradition. Il n’était revendiqué par aucun peuple comme sa religion particulière, et ses adeptes se recrutaient chez ceux des anciennes religions : sa pratique s’apparentait dès lors à une impiété, un reniement de la religion des ancêtres par ceux qui en faisaient profession ; elle risquait de susciter la colère des dieux qu’ils avaient délaissés pour embrasser leur superstition. Pis encore, prosélyte, il entendait convaincre les païens de renoncer au culte des idoles. Issus du monde romain, les adeptes de la foi nouvelle apparaissaient dès lors bien plutôt comme les membres d’une secte. Or, les romains étaient loin d’accepter le principe d’un pluralisme sans limite et sans frein. «  Chaque Etat a sa religion, nous avons la nôtre », proclame au contraire Cicéron.

R&N : Sur quoi les critiques du christianisme se focalisent-elles ?

M. De Jaeghere : Loin de les tolérer avec une même indifférence, les romains distinguaient en réalité entre deux sortes de religions. A l’instar des grecs, qui les avaient réprimées dans l’Athènes du IVe siècle avant J.-C., ils considéraient comme illicites celles qui, débordant le seul cadre des rituels civiques effectués sous le contrôle des autorités politiques, se traduisaient par des cultes initiatiques célébrés dans des demeures privées, par des prêtres itinérants utilisant des livres révélés, engageant le dévôt à se convertir et à choisir un mode de vie où le religieux l’emportait sur toute autre considération. Généralement assimilés à l’Orphisme ou au dyonisisme, de tels cultes étaient dénoncés comme des « superstitions », dont le secret des cérémonies était suspecté de cacher dépravations sexuelles et crimes rituels tels que l’infanticide ou l’anthropophagie. Détournant leurs adeptes des cérémonies officielles, ces religions étaient réputées faire d’eux des misanthropes, « ennemis du genre humain » dont ils ne partageaient plus les fêtes et les pratiques ; des conjurés unis par la solidarité invincible que fondait une complicité nouée dans les crimes commis au cours de leurs rituels nocturnes.
Lorsque la prédication de l’Evangile commença à se répandre au delà de la Palestine, l’étiquette de superstition passa naturellement des sectes dyonisiaques au christianisme, charriant avec elle les « crimes », les pratiques « dépravées et excessives » ou « pernicieuses », les « innovations et maléfices » dont l’habitude et le pouvoir autosuggestif de l’amalgame dispensait de donner le détail. Religion de mort et de résurrection, le Dyonisisme mettait en scène la mort de Dyonisos enfant, tué par les titans, qui était commémorée par l’absorption de viande crue, déchiquetée, tandis que sa résurrection était célébrée par un enchaînement de rites, de gestes et de musiques amenant ses fidèles au délire d’une transe collective. Il n’en fallait pas plus pour que ceux qui étaient tenus à l’écart de ces cérémonies accusent ses adeptes de meurtre collectif et d’anthropophagie.
Inceste, anthropophagie, infanticide : les crimes attribués aux chrétiens ne furent que la reprise de ceux qui avaient été prêtés auparavant aux adeptes de ces Bacchanales. Le caractère nocturne de leurs liturgies encourageait les soupçons de débauche. Les chrétiens s’assemblaient une fois par semaine, quand les associations n’étaient autorisées qu’à des réunions mensuelles. La théologie de l’eucharistie entretenait l’accusation de pratiques anthropophages. La consommation de vin lors des cérémonies renvoyait aux beuveries des bacchants. La seule assimilation du christianisme à une « superstition » orientale suffisait à accréditer toutes ces calomnies aux yeux de l’opinion, justifiant, par là-même, les pogroms et la répression. « Mon corps est vraiment une nourriture et mon sang une boisson » avait dit le Christ selon Saint Jean. Il n’en fallait pas plus pour qu’on assimile ses disciples aux conjurés à qui Catilina avait fait boire, disait-on, du sang humain mélangé à du vin.

R&N : Quel rôle joue le culte impérial dans cette opposition ?

M. De Jaeghere : Soucieux de renforcer et d’entretenir le loyalisme des populations, Auguste avait couronné la religion romaine par l’institution du culte impérial. Non qu’il se soit lui-même considéré comme dieu et qu’il ait exigé qu’on l’adore comme tel. En incitant les peuples à vénérer son « génie », il leur demandait plutôt de rendre un culte à la force divine qui maintenait l’unité de l’empire, dans les tribulations de l’histoire. De reconnaître en quelque sorte que sa domination était l’expression d’une volonté providentielle, à laquelle avaient été mystérieusement ordonnés les évènements. Qu’elle était au fond la « fin de l’histoire ». Les chrétiens ont vu dans de telles cérémonies (qui témoignaient certes d’une sacralisation excessive de l’Etat) une manifestation d’idolâtrie, qui leur a fait horreur.
Or, face aux crises, aux épidémies, aux invasions, aux usurpations et aux sécessions qui ont marqué le IIIe siècle, un certain nombre d’empereurs ont pensé qu’ils ne pourraient maintenir l’unité du monde romain qu’en rendant ce culte obligatoire. En s’y dérobant, les chrétiens leur ont semblé reconnaître qu’ils s’étaient retranchés de la communauté romaine, qu’ils y vivaient en son sein comme des ennemis de l’intérieur. C’est ce qui a justifié les grandes persécutions : celles de Dèce, de Valérien et de Dioclétien.

R&N : La conversion de Constantin donna-t-elle le signal d’une conversion rapide du monde romain ?

M. De Jaeghere : Lorsque Constantin adopte le christianisme comme sa religion personnelle, l’opposition de principe entre christianisme et romanité perd sa raison d’être. L’empereur incite paiens et chrétiens à prier, chacun de leur côté les dieux de leur choix pour la survie de l’Empire, et les chrétiens le font volontiers dès lors que l’empire a cessé de les persécuter, qu’il se fait au contraire l’auxiliaire de l’évangélisation, en batissant des églises, en soutenant les évêques et en favorisant la tenue des conciles. Cessant d’être persécuté, le christianisme cesse d’être clandestin, et par là, inquiétant. Il se manifeste par des actes de charité inconnus de l’ancienne religion. Il est, surtout, la religion du maître, le nouveau conformisme. Il se répand dès lors très rapidement. Face à lui et en dépit de la courte tentative de l’empereur Julien, le paganisme n’a ni doctrine solide, ni hiérarchie constituée à proposer en alternative. A la fin du IVe siècle, il sera en net recul, pour ne pas dire résiduel dans tout l’empire.


[1Michel DE JAEGHERE, Les derniers jours : la fin de l’Empire romain d’Ocident, Les Belles Lettres, Paris, 2014, 656 p.

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