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Nicolas d’Eschaud : Vous avez critiqué les sciences galiléennes, cette représentation partiale et technique du monde. Je pense aussi à Pascal, qui s’en prend beaucoup à Descartes, parce que ce dernier est « axiomo-déductionniste », qu’il préfère parfois ses schémas à la nature. Quel est le bon rapport au réel pour les scientifiques en général et pour les mathématiciens en particulier ? Et quelle méthode impose ensuite ce rapport au réel ?
Laurent Lafforgue : Je ne suis pas certain qu’il y ait une méthode. Il faut toujours garder le souci du réel. Prenons ce que je disais à l’instant à propos des mathématiques et de la biologie, le danger est de toujours essayer de plaquer sur le monde un schéma préconçu qui ne lui convient pas. Il ne s’agit pas de dévaloriser ce que nous avons déjà, il s’agit simplement de garder à l’esprit que tous les schémas que nous avons – et qui sont très utiles – sont tout de même limités. On ne peut aborder le monde, aborder le réel sans pensées. L’homme est aussi un être de pensées. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons du monde, nous le percevons à travers des représentations. Donc il ne faut pas opposer d’une part des représentations du monde qui seraient artificielles et idéologiques, et d’autre part un rapport pragmatique et idéaliste au monde, parce que de toute façon notre rapport au monde est idéologique, et je ne le dis pas dans un sens négatif. Mais idéologique comme système d’idées. Nous sommes des êtres intellectuels. Pas seulement, mais en particulier. Et de manière essentielle, c’est-à-dire que cela fait partie de la nature humaine.
N.E. : Concrètement, lorsque vous êtes face à un problème, que vous devez le régler, est-ce une intuition que vous vérifiez par l’expérience, est-ce que vous partez de choses déjà connues ?
L.L. : Cela dépend beaucoup des mathématiciens. J’appartiens à la famille de ceux qui aiment bien travailler sur des problèmes très difficiles et essaient de l’attaquer de manière directe en se cassant la tête dessus, avec une grande force de volonté, en faisant feu de tout bois. Il y a des manières de faire des mathématiques qui sont beaucoup moins combatives. Par exemple, lorsque vous développez une théorie nouvelle, l’attitude va être complètement différente, parce qu’il va s’agir de percevoir et de suivre les pentes naturelles, de se laisser porter et de descendre les rivières.
N.E. : Cela veut dire que l’on crée au départ une sorte de représentation, de schéma ?
L.L. : On crée une sorte de schéma, sur lequel on met des mots. Grothendieck emploie le mot création, sur lequel il a une réflexion extrêmement poussée et subtile. Pour lui, la création humaine existe. En quelque sorte, la grande question de sa vie est la créativité. Mais la créativité humaine dont il s’agit est pour lui une co-créativité avec Dieu, car pour lui, le seul véritable créateur est Dieu. La première condition de la créativité humaine est l’écoute, l’attention au réel. L’attention est un des thèmes essentiels de Simone Weil, qui justement était hyper intellectuelle et en même temps complètement habitée par le souci du réel. Et pour elle, il n’y avait pas de méthode générale pour saisir le réel. C’était d’abord et avant tout une question d’attitude : être attentif.
Elle raconte que pendant l’adolescence, le talent extraordinaire de son frère, de trois ans son aîné, pour qui tout était facile, la désespérait : elle en avait conclu que la porte de la Vérité lui serait pour toujours interdite. Cela la plongeait dans un désespoir total. Elle dit même que la tentation du suicide l’a effleurée, parce qu’elle ne se trouvait pas assez douée. Elle a pu sortir de son désespoir en se rendant compte que les dons importent peu : l’essentiel est d’être attentif. À partir de ce moment-là, la Vérité se laisse toucher par nous.
Gauthier Boisbay : Est-ce qu’à part Grothendieck, les bâtisseurs de théories contemporains ont cette attention ?
L.L. : Cela dépend. Je pense que les vrais bâtisseurs de théories ont cette dimension, sans quoi leur théorie ne serait que leur théorie à eux. Si, en revanche, vous jetez sur le papier une théorie qui à chaque pas est naturelle, elle va être incomparablement plus puissante qu’une théorie que vous aurez forgée par la volonté et qui de fait sera artificielle.
N.E. : Est-ce que des théories qui ont été échafaudées artificiellement ont pu bâtir des édifices mathématiques qui se sont par la suite écroulés ?
L.L. : Non, ils ne sont pas écroulés, car en mathématique quand une chose est démontrée, elle l’est pour toujours. Ce qui montre que, malgré tout, les mathématiciens conservent une certaine confiance dans la vérité.
En revanche, nous pouvons mesurer une théorie à sa fécondité. Et, certes, quelques théories se sont montrées beaucoup plus fécondes que d’autres. Par exemple, la théorie d’Évariste Galois [1], échafaudée à la fin de son adolescence, vers 16 ou 17 ans, et qu’il a fini de mettre sur le papier à la veille de sa mort à 20 ans, s’est révélée d’une fécondité incomparable.
N.E. : La fécondité en mathématiques serait-elle alors un critère de vérité ?
L.L. : Oui, c’est un critère, mais il y a différents niveaux de vérité, à commencer par l’exactitude d’une démonstration. En mathématique, vous posez une affirmation, elle peut être « démontrablement » vraie ou « démontrablement » fausse, ou éventuellement indécise ou indécidable, mais, en tout cas, elle a un statut précis.
La fécondité, ensuite, est un critère d’un autre niveau de vérité. Si l’on échafaude une théorie et que celle-ci devient particulièrement féconde, cela signifie que vous aurez en quelque sorte approché la vérité de plus près, même si celle-ci reste toujours très partiale. La fécondité peut toutefois être évaluée objectivement au bout d’un certain temps. On peut regarder si une théorie dressée il y a un siècle a été féconde, et il se peut qu’elle ne le soit pas encore, mais qu’elle le devienne trois siècles après. Si vous prenez la situation au début du XXe siècle, les mathématiques mondiales étaient dominées par deux personnes, à savoir Hilbert [2] et Poincaré. Poincaré meurt en 1912 et Hilbert en 1943, donc Poincaré meurt beaucoup plus tôt qu’Hilbert. Jusqu’aux années 1950 -1960, Hilbert était beaucoup plus influent, et désormais, c’est au tour de Poincaré. Ils ont tous deux connu une énorme fécondité, mais pas au même moment.
Enfin, en mathématiques, la vérité ne doit pas seulement se mesurer au contenu, même s’il n’y a pas d’autres moyens d’approcher la vérité qu’à travers des contenus. Quand on est mathématicien, on cherche à résoudre un problème, on y passe des mois, des années, on y consacre beaucoup de temps et beaucoup d’efforts, et puis, un jour, on résout le problème. Que fait-on alors ? On passe à autre chose, ou alors on cherche à approfondir, mais le fait d’avoir résolu ce problème qui nous arrêtait pendant tant d’années n’est pas une fin. Donc, finalement, ce problème n’était pas l’objet de la recherche, mais plutôt son prétexte. Autrement dit, ce n’est pas le problème lui-même qui est la Vérité. Il est plutôt l’occasion d’avoir un bref contact avec elle. Le chemin fait donc partie de la Vérité.
G.B. : Quelle serait l’attitude inverse ?
L.L. : La perte du sens réside à l’inverse dans l’activité frénétique de rédaction d’articles, d’obtention de nouveaux résultats. Il y a quelques mois, j’avais une post-doctorante dans mon bureau, qui voulait m’expliquer ce qu’elle avait fait. Je l’écoutais, et elle s’attachait à répondre à certaines questions, mais elle-même ne savait pas pourquoi elle voulait répondre à ces questions. Je pense que c’est une attitude générale aujourd’hui.
Grothendieck se posaient des questions comme « allons-nous continuer la recherche scientifique ? », et se poser une telle question est très bon, et on peut se la poser à plusieurs niveaux. Or la plupart des jeunes ne se posent plus la question, et ils suivent les directives du directeur du thèse qu’on leur donne. Pour l’essentiel, ils ne sont pas responsables de cette situation, ils sont simplement dans un système où on leur dit de faire comme cela, ils n’ont pas été entraînés à faire autrement et l’expérience montre que s’ils s’y opposent, ils s’exposent à beaucoup d’ennuis. [Rires]
G.B. : Pensez-vous, à l’instar de Grothendieck, qu’il y a trop de chercheurs en mathématiques fondamentales, au détriment de l’agronomie par exemple ?
L.L. : Le nombre de chercheurs en mathématique a beaucoup augmenté, au point qu’il y a effectivement trop de chercheurs en mathématiques aujourd’hui. Cela est particulièrement vrai dans dans des domaines qui deviennent des industries. Wiles [3], par exemple, a démontré le théorème de Fermat par la conjecture de Shimura-Taniyama-Weil. Cette méthode était nouvelle, et fut après lui raffinée par beaucoup d’autres jusqu’à devenir une industrie. Y a-t-il vraiment besoin que des centaines de personne travaillent sur une industrie telle que celle-là ? Je ne le pense pas, et en même temps, c’est l’occasion pour les gens de trouver des postes. Le problème est que cela se fait souvent aux dépens de personnes qui pourraient être plus originales. Je me souviens d’un entretien un peu provoquant de Jean-Pierre Serre [4] – je crois que c’était pour un journal coréen – dans lequel on lui demandait comment faire pour encourager les jeunes à faire des mathématiques. Et lui de répondre, qu’à son avis, « le problème n’était pas tant de les encourager que de les décourager ». [Rires] Ce qu’il voulait dire par là, selon moi, est qu’il vaudrait mieux que seules les personnes qui ont vraiment cette vocation deviennent mathématiciens ou scientifiques.
Pour faire une analogie, nous voyons que de nombreux saints ont subi des persécutions terribles de leur vivant – souvent en dehors de l’Église, mais aussi parfois à l’intérieur – avant d’être finalement canonisés. De même, la personne qui a vraiment vocation résiste même aux persécutions internes. J’ai tendance à penser que les vrais mathématiciens sont des personnes comme ça. Mais il y en a donc très peu. [Rires]
G.B. : Les autres mathématiciens sont-ils « dangereux » ?
L.L. : Non, ils ne sont pas dangereux. Non, ce qui est dangereux, pour paraphraser Charles Péguy, c’est l’habitude. Mais c’est inhérent au système, et à la nature même de système. Ce système ne valorise plus la pensée, et au contraire la dévalorise. Les personnes qui essaient d’avoir une pensée sont persécutées. Donc on se met à rêver d’un système qui serait un bon système. Mais peut-être que cela n’existe pas, et qu’un système est fatalement mauvais, surtout un système qui existe depuis un certain temps. Comme dit Péguy : « tout commence en mystique et finit en politique ». Et donc en quelque sorte, un système se renie fatalement lui-même. Je pense donc que le renouvellement profond vient nécessairement par des personnes, et non par des changements de structure.
[1] Mathématicien révolutionnaire français dont la brièveté de l’existence n’a d’égale que la postérité de l’œuvre en algèbre (1811-1832).
[2] Mathématicien allemand positiviste dont les options philosophiques concrétisées en une liste de problèmes présentée à Paris en 1900 puis en un programme volontariste déterminèrent la direction que les mathématiques prirent au début du XXe siècle (1862-1943).
[3] Mathématicien britannique, rendu célèbre pour avoir achevé la preuve du théorème de Fermat, trois siècles et demi après que ce dernier mathématicien français l’a énoncé (1954-).
[4] Mathématicien français, membre de Bourbaki, dont la brillante carrière mathématique est unique au XXe siècle (1926-).
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