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La crise sanitaire rend plus manifeste le fonctionnement de la vie publique post-moderne, qui se balance sans cesse de crise en dénouement et de dénouement en crise, sous le regard médusé d’un peuple devenu public, et privé par là même de son identité et de sa capacité à agir. Il doit pourtant les retrouver, car aucune restauration ne se fera sans lui.
Gustave Le Bon remarquait avant l’irruption de la télévision et d’internet que le rassemblement physique n’était pas nécessaire à la constitution d’une foule [1] : il suffit d’un même choc et d’un même discours pour que le groupe se meuve en foule, et que le président le moins aimé de la Ve République en devienne le pasteur omnipotent.
Ce troupeau, pour grégaire qu’il soit, n’est pas une conséquence purement négative : ce sentiment réconfortant d’être une nation, cette solidarité presque pulsionnelle, ce retour profitable à la sobriété et à la terre sont autant de signes de vitalité et d’appartenance. Encore faut-il que cette vitalité soit enracinée et orientée par une autorité reconnue et bienveillante.
C’est cependant l’une des leçons les plus connues des Animaux malades de la peste : les malheurs collectifs se retournent toujours contre les misérables. Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que les puissants et tous ceux qui les courtisent ne sont pas les seuls coupables de la fable : La Fontaine raille l’âne bien davantage que le lion ou le renard. Si le tigre, l’ours et les autres puissances sont des allégories de tous ceux qui préfèrent accuser leurs voisins plutôt que leur gouvernement, l’âne n’est pas en reste : en acceptant d’être le dernier voisin de la chaîne, il admet par la même occasion l’intégralité de ce système accusatoire. En ânonnant maladroitement les éléments de langage des puissants, l’âne disculpe ces derniers, consent ensuite à la condamnation que leurs mots portent, et se prive enfin de tout rôle actantiel dans le spectacle qu’on lui sert.
Or les puissants n’ont jamais été aussi prolixes. C’est un effet du fonctionnement même des sociétés modernes, qui suivent le même schéma narratif que les séries dont elles s’abreuvent toujours davantage depuis la fin du XVIIIe siècle. [2] Chaque dénouement doit amener au nœud suivant, chaque solution doit apporter sa crise, sans qu’aucune fin (au sens de limite comme de finalité) ne soit jamais pensée, et seule l’augmentation en intensité des épisodes successifs assure la continuité de notre dépendance, tant que le spectacle reste vraisemblable du moins [3].
Et dans ce paradigme narratif qui confine les sociétés occidentales, seule la pandémie de discours, de solutions, et d’incantations offre du suspense aux journalistes et de l’espoir à leurs lecteurs. L’accélération narrative consécutive à la crise sanitaire est très gourmande en mots : elle contraint ces acteurs à en produire plus qu’ils ne peuvent en assumer, et à séparer toujours davantage les signes de la réalité qu’ils désignent. Ce qui a d’ailleurs pour effet de priver les Français des ressources symboliques dont ils auraient besoin pour trouver du sens à leurs malheurs actuels, et pour orienter leurs actions à venir.
Pris dans ce cercle vicieux, pris par ce langage épique, martial et providentiel dont ils se sont dotés, le président et son gouvernement sont donc tenus de produire sans cesse de nouvelles solutions pour éviter de créer une distanciation irréversible avec leur public – les Français. Quand ils marchent, ils veulent qu’on s’aperçoive qu’ils marchent [4]. Or le gouvernement utilise principalement la panoplie de l’État et de la presse, et fabrique en conséquence des réponses principalement administratives et bavardes.
Que restera-t-il donc de tous ces mots creux une fois le confinement passé ? Sarah Knafo a raison d’écrire dans les colonnes du FigaroVox que l’épidémie de coronavirus marque le retour de l’État – et c’est une chose que la plupart des Français appellent de leurs vœux à l’heure de la mondialisation malheureuse –, mais de quel État cependant ?
Un État dont l’âme, c’est-à-dire toute la capacité à agir et à mouvoir, se trouve dans des palais parisiens ? Un État qui, à chaque coup de communication, se ridiculise plutôt qu’il ne s’incarne ? Un État qui, à mesure qu’il s’étend dans des discours et des mesures, se dilue et se dissout ? Un État qui, impuissant à sauver les corps, voudrait pourtant s’arroger les attributs divins ?
Il n’est pas anodin que la présence d’Emmanuel Macron dans les hôpitaux ait pu être qualifiée (sérieusement) de thaumaturge, ni que ce dernier invoque la divine Union européenne pour y créer une nouvelle instance administrative [5]. C’est la même hybris qui pousse ce gouvernement à absorber la justice surnaturelle. Ce qu’il fait en jugeant le peuple et en le poussant à se juger lui-même (la main-mise psychologique du gouvernement est telle que certains Français allaient même jusqu’à dénoncer des maraudes prudentes et respectueuses des conditions sanitaires, avant que la création de la réserve civique par le gouvernement ne rende à nouveau acceptables les initiatives caritatives), en instaurant dans les faits un régime d’autorisation préalable à la charité (dans lequel il faut attendre un tampon pour se rendre au chevet des malades), en interdisant dogmatiquement toute critique de sa « gestion » de la crise (à moins d’accepter le statut d’irresponsable qui sabote l’union nationale), en préparant les Français à la sélection des malades et à l’euthanasie, ou en décidant à la place du médecin ou du curé s’il doit administrer tel traitement ou tel sacrement. Ce ne sera pas la première fois qu’un gouvernement français cherche à s’approprier la morale, la charité, l’éducation, et la providence.
Cette tendance du gouvernement à « établir lui-même (Rom. X, 3.) sa propre justice, c’est-à-dire une justice qu’il se serait donnée à lui-même » le pousse au monopole, puisqu’il doit être le seul à pouvoir dispenser cette justice, ainsi qu’à la dilution, puisqu’il est impuissant à la dispenser réellement. Ce confinement risque donc de renforcer les chaînes de servitude dont parle la Boétie, aux dépens des liens sociaux naturels, tant par la confiscation gouvernementale (sous les hourras de la foule) de toutes les initiatives caritatives, spirituelles et culturelles de la société civile que par sa réponse principalement formelle (par la communication de crise ou les mesures administratives) aux problèmes matériels de la crise sanitaire.
Au lieu d’assurer la continuité de la France, l’État tend malheureusement à se penser exclusivement comme un catalyseur administratif de l’individualisme et une compensation providentielle aux dégâts qui en découlent : un simple « État-réponse ».
Cet article entend moins revenir sur les décisions du gouvernement que fustiger l’esprit qui les commande. Faute de masques et de dépistage, le confinement est éminemment utile. Mais à force de vouloir faire « que ce qui est fort fût juste », la communication gouvernementale prive la nation française de ce dont elle aura besoin pour être et perdurer après la crise.
« Toutes les crises ont un effet de loupe », notait Marcel Gauchet dans les colonnes du FigaroVox, où il montrait que les fractures sociales, territoriales et même générationnelles n’iraient qu’en s’accentuant pendant toute la durée du confinement. Mais la sortie de crise est encore plus à craindre. Dans ses chroniques sur la peste de 1348, Jean de Venette affirme que « le monde ne sortit pas meilleur, mais pire » : l’aggravation des problèmes du passé, les réponses gouvernementales actuelles, la future inflation, la désorganisation générale, la soumission à nos créanciers et les effets post-traumatiques, qu’ils prennent la forme d’une avidité ou d’une réserve à vivre, risquent de déchirer toujours plus les Français.
Et si la solution consistait justement à arrêter d’en attendre toujours de nouvelles ?
Au livre XIX de La Cité de Dieu, saint Augustin rappelle qu’une nation n’est pas d’abord fondée sur le formalisme juridique ou la communication officielle (chapitre xxvi), mais sur un peuple, une amitié, et un amour efficient pour un bien commun (chapitre xxiv). C’est d’autant plus vrai quand la cité s’effondre, comme l’évêque d’Hippone le constate à propos de la Sodome de Loth et de la Constantinople d’Arcadius dans son traité sur la ruine de Rome :
« Une cité n’est-elle quelque chose que par ses murailles ? C’est dans ses habitants qu’elle existe et non dans ses remparts. Si Dieu disait aux Sodomites : Fuyez, parce que je vais brûler ce lieu, leur ferions-nous un grand mérite de fuir, avant que le feu tombant du ciel eût dévoré leurs remparts et leurs murailles ? En leur permettant de fuir et d’échapper aux ravages de l’incendie, Dieu n’aurait-il pas épargné la ville ? » [6].
Les deux antiques cités seront épargnées parce qu’elles auront su renoncer à leurs remparts et leurs murailles. En un sens à la fois eschatologique et politique, c’est l’abandon des « murs de séparation » institutionnels et idéologiques qui confinent le peuple français depuis des décennies [7] qui le préservera réellement. Quand la cité brûle, il n’est plus temps de construire à la va-vite de nouvelles solutions, ou de calfeutrer coûte que coûte d’anciennes nouvelles solutions : l’heure n’est plus à la conservation. Tout au contraire, un incendie — ou une grave crise sanitaire en l’occurence — doit être l’occasion d’une restauration.
Le peuple français n’est pas tout à fait démuni en ce temps de crise : il hérite d’une nation qui se révèle un échelon indépassable, il sait préférer le bien commun à son intérêt propre pendant la durée d’une quarantaine, et, entre autres choses, sa recherche médicale (à la différence du gouvernement, nos laboratoire sont à la pointe tant pour le traitement que pour le dépistage) semble lui promettre un avenir commun. Toutefois, ce redressement ponctuel est le produit des nerfs et des os : une restauration pleinement charnelle de la France comme famille de familles nous demande dès aujourd’hui une plus grande solidarité organique (sociale, sanitaire, caritative) et symbolique (par une orientation commune vers ce qui nous élève), et nous demandera demain le rétablissement d’un chef conforme à ce que nous devons être.
[1] À ce sujet, nous ne saurions que trop vous recommander la lecture de Clefs et enjeux de la psychologie des foules de Catherine ROUVIER, aux éditions Terramare.
[2] Depuis La Vie de Marianne jusqu’aux derniers succès de Netflix.
[3] Et souvent même encore un peu après
[4] « Qu’est-ce que ça veut dire : pas naturel ? Il n’y a personne de naturel aujourd’hui. Quand je marche, je veux qu’on s’aperçoive que je marche. » (BRECHT, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, 6.) : Le créateur de la notion de distanciation théâtrale, Brecht, met ces mots si actuels dans la bouche du dictateur Ui. Son objectif était de nous méfier de la théâtralisation nécessaire à toute prise du pouvoir.
[5] Une union européenne qui continue d’ailleurs de s’élargir, dans la joie déplacée de ses promoteurs : https://www.lefigaro.fr/vox/politique/elargissement-de-l-union-europeenne-a-l-heure-du-coronavirus-une-fuite-en-avant-suicidaire-dans-le-deni-20200326
Ce n’est pas sans rappeler, en d’autre temps, la volonté romaine de réaffecter publiquement les édifices païens qui avaient été négligés ou privatisés suite à une peste qui avait fait des ravages : « C’est qu’en effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse qu’à la peste un remède efficace. » (AUGUSTIN, Cité de Dieu, livre troisième, chapitre XVII) Simplement, l’Union européenne a pris la places des temples païens.
[6] De la ruine de Rome, VI, 6
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