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Peut-on être catholique et anarchiste ?

Depuis le lancement de la revue Limite en 2015, la thèse de Jacques Ellul, selon laquelle christianisme et anarchisme seraient compatibles, a repris de la vigueur. Son auteur prend bien le soin, en bon protestant, d’évoquer les liens entre christianisme et anarchisme et non entre catholicisme et anarchisme. La terminologie utilisée n’est pas anodine et devrait interroger les catholiques qui reprennent le propos d’Ellul à leur compte. En effet, le raisonnement de Jacques Ellul, proprement antipolitique en ce qu’il tend à nier la catégorie du politique, conduit à une annexion du politique par le domaine de la morale. Cette tentation a été présente au sein même de la théologie politique et cela bien avant le placardage des quatre-vingt-quinze thèses luthériennes en 1517 sur la porte de l’église de la Toussaint à Wittemberg. L’objet de cette petite controverse est de démontrer qu’il existe une profonde incompatibilité entre la doctrine catholique et la doctrine anarchiste. Nous proposerons tout d’abord une critique de l’ouvrage Anarchisme et christianisme de Jacques Ellul. Ensuite, nous rappellerons la position du Docteur commun de l’Église catholique, Saint Thomas d’Aquin, au sujet de la distinction entre morale et politique. Enfin, nous insisterons sur la possibilité d’avoir des constats partagés avec les anarchistes sans pour autant être tenus de verser dans la confusion idéologique entre catholicisme et anarchisme.

Critique de la thèse de Jacques Ellul

Dans sous ouvrage célèbre Anarchie et Christianisme publié en 1988 [1], l’intellectuel français marxien Jacques Ellul [2] propose de réconcilier totalement les deux visions du monde, pouvant sembler antagonistes, que sont le christianisme et l’anarchisme. Dans cette perspective, il prend le soin de définir les termes du sujet. S’agissant de la définition de l’anarchisme, il opte pour la définition objective tout en prenant le soin de rejeter le recours à la violence qui est pourtant constitutif de la théorie anarchiste. Concernant le christianisme, il faut en revanche noter une approche subjective du concept de christianisme. Ellul part de sa propre définition du christianisme pour élaborer son raisonnement. D’un point de vue catholique, il va de soi que cela pose déjà difficulté puisque le catholique doit tenir pour vrai les données de la révélation interprétées à la lumière de l’enseignement de l’Église. Pour une idée des capacités personnelles d’interprétation de Jacques Ellul, il est possible de se reporter à sa conception du salut :

« Certes il y a des paroles comme : " Si tu crois, tu seras sauvé ", mais, et ici, nous accédons à un point fondamental qui est tout le temps oublié, c’est qu’il ne faut jamais sortir une phrase biblique de son contexte, du récit, du développement, du raisonnement dans lesquels elle se trouve incorporée. En réalité, d’un mot, je pense que la Bible annonce un salut universel accordé par grâce par Dieu à tous les hommes. Mais alors la conversion et la foi ? C’est tout autre chose ! Cela concerne assez peu le salut ». [3]

De tels exemples peuvent être multipliés à foison mais là n’est pas l’objet de l’article [4]. Ils ont le mérite de montrer que Jacques Ellul ne s’inscrit pas dans la tradition catholique et nous doutons qu’il suive les traces de Luther ou de Calvin sur la question du salut. Néanmoins, il peut logiquement suivre son propre chemin théologique puisqu’il n’existe aucune unité doctrinale au sein du monde protestant. En cela, Ellul se montre cohérent. Il n’est pas non plus étonnant de voir citer parmi ses références les noms suivants : St François d’Assise, Luther, Lamennais et même Charles de Foucault [5]. On retrouve chez ces auteurs, de manière non cumulative, les aspects suivants : défiance vis-à-vis de l’autorité, vision uniquement morale de la société, négation du politique, isolement de la société ou encore absence de prosélytisme actif.

Pour pouvoir trouver des liens avec l’anarchisme, Jacques Ellul nous offre donc une vision très puriste du christianisme. Cette approche naïve peut être facilement retrouvée au sein de toutes les hérésies protestantes. Il s’agit au fond de valoriser le christianisme primitif comme étant la période chrétienne la plus noble pour en faire le modèle à suivre et de parallèlement conspuer tout ce que l’Église catholique a pu bâtir matériellement et théologiquement. Cette dernière est en effet alors assimilée à l’éternelle complice du pouvoir politique et économique et à l’instrument d’asservissement des peuples chrétiens. Une telle vision dualiste et caricaturale ne doit pas faire oublier la volonté de gagner du terrain par rapport au catholicisme au besoin à l’aide d’une mauvaise foi crasse. Ce n’est pas le reproche que nous faisons à Jacques Ellul car nous lui accordons volontiers la bonne foi. Pour résumer, la société ne produit plus de justice sociale : les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. L’État, en tant qu’instrument du capitalisme, a produit cette situation. Il a depuis l’Empereur Constantin toujours été soutenu par le catholicisme. La domination des petites gens a donc bien été le fait de l’État et de l’Église. En conséquence, si nous voulons que cette domination cesse, il faut supprimer les pouvoirs que sont ces deux institutions et donc aboutir à une société sans autorité. Or, cette manière de concevoir la collectivité se retrouve au sein du christianisme primitif. Dès lors, anarchisme et christianisme paraissent totalement compatibles.

Un raisonnement de ce type peut sembler cohérent alors qu’il relève en fait du sophisme. En effet, le postulat de base est que les chrétiens primitifs voulaient vivre sans autorité, qu’ils rejetaient toute autorité politique. Qu’ils aient pu avoir pour certains d’entre eux un détachement vis-à-vis de la chose publique à l’instar du stoïcisme de la même époque n’implique pas qu’ils souhaitaient s’autorganiser collectivement et instaurer un système fédératif de mutualisation sans logique de pouvoir. Une telle vision est renforcée par la prémisse selon laquelle les chrétiens primitifs agissaient en imitant la posture de Jésus-Christ vis-à-vis du pouvoir politique et économique de son temps. Le Christ aurait eu une attitude de défiance par rapport aux autorités rabbiniques et romaines. Il aurait nié leur légitimité politique. Or, rien ne permet d’affirmer une telle assertion. Si le Fils de l’Homme ne manifeste aucun intérêt pour les domaines du politique et de l’économique, cela n’implique pas pour autant un rejet de sa part. Que les premiers chrétiens aient voulu vivre ensemble selon le principe moral de la charité et qu’ils aient subi des persécutions politiques jusqu’à la conversion de l’Empereur Constantin n’induit pas que les chrétiens suivants, parce que leur religion est devenue religion d’état, aient trahi les principes de l’Évangile. En effet, les premiers chrétiens n’étaient sans doute pas très avancés sur la question de la distinction entre morale et politique mais ils n’avaient pas la prétention d’abattre le pouvoir temporel pour le remplacer par la loi christique. Au contraire, on peut légitimement soutenir que le christianisme est bien la religion qui établit une différence entre le temporel et le religieux et donc entre le politique et la morale.

Cette confusion entre morale et politique peut être retrouvée chez les penseurs anarchistes. Au fond ces derniers souhaitent abattre l’État pour compter sur l’organisation naturelle des hommes entre eux. Cette organisation serait fondée sur l’entraide et sur la bonté réciproque des hommes. Construite à partir de la mutualisation des forces humaines et la constitution de petites communautés, la société n’aurait alors ni besoin d’État, ni de droit. À l’instar des chrétiens primitifs, les sociétés anarchistes pourraient uniquement vivre selon les principes de la charité et du Décalogue. Une telle tentation n’a rien de nouveau et a même traversé certains courants au sein même de l’Église catholique.

La nécessaire distinction entre morale et politique

Pour Jacques Ellul, la distinction entre morale et politique n’a pas lieu d’être puisque toute autorité ne vient pas de Dieu mais du diable. Selon lui, il ne faut pas respecter les règles de l’État mais uniquement celles de Dieu. Telle n’est pas la position du Docteur Angélique Saint Thomas d’Aquin. L’Aquinate prend bien le soin, à la suite d’Aristote, de distinguer ce qui relève de la morale et ce qui relève du politique. La morale est issue de la loi naturelle donnée par Dieu et qui est constituée du Décalogue et des lois évangéliques de Jésus-Christ. D’un autre côté, il existe le domaine du politique dont sont issues les lois civiles sur le fondement du droit naturel [6]. La vie en société suppose une administration des choses qui ne peut être réglée par les textes trop vagues et inadaptés de la Bible. Certes, le pouvoir temporel et les lois qu’il produit est en dernier ressort dépendant de Dieu mais seulement en tant que cause seconde. À l’inverse, la morale est essentiellement déterminée par Dieu. Pour résumer, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont distincts car ils relèvent de deux matières différentes. Le politique constitue une création humaine qui ne dépend qu’indirectement de Dieu alors que la morale provient directement de la loi divine. La morale regarde l’âme humaine et possède ainsi un caractère individuel. Le politique consiste à régler les problématiques objectives d’administration des biens et des honneurs de ce monde avec un souci de justice c’est-à-dire de rendre à chacun ce qui lui est dû en se fondant sur la nature des choses [7]. Il est ainsi paradoxal de vouloir utiliser des règles morales, qui concernent le salut des âmes, en vue de trouver une solution à des difficultés liées à la diplomatie, à la propriété, au commerce, à la succession etc.

Cette tentation n’est pas nouvelle. Très présente chez les protestants comme Luther et Calvin, elle le fut aussi dans les siècles précédant la Réforme au sein du monde catholique comme en témoigne la célèbre querelle de la pauvreté des franciscains. La Règle de St François imposait de ne rien posséder et de se soumettre au pouvoir séculier, fût-il injuste. Cette doctrine, purement évangélique, semble bien éloignée de l’objet du droit qui est le juste partage des biens et des honneurs. Des difficultés commencent à surgir avec le succès rencontré par l’Ordre des Frères Mineurs. Les franciscains se mettent à occuper des églises et même à disposer de privilèges.

Pour donner une existence juridique à ces faits nouveaux tout en conciliant la radicalité prônée par St François d’Assise, le pape trouve une solution astucieuse qui est de leur conférer l’usage de ses biens (l’usus) tout en leur niant le droit de les vendre (l’abusus). Cet artifice ne tint pas longtemps. Avec le nouvel occupant du siège apostolique Jean XXII, les franciscains furent obligés de clarifier leur position et la pleine propriété leur fut imposée. En outre, Saint Bonaventure fut tenu de brûler les petites vies de Saint François et le testament de ce dernier fut déclaré invalide. On ne peut occuper indéfiniment un bien sans se préoccuper des revenus permettant son entretien ou sans tenir compte de son éventuelle aliénation. Ce puritanisme avant l’heure consistait à user de biens tout en professant qu’on ne les possédait pas. Cette attitude ne pouvait se conjuguer avec la réalité et provoqua des jalousies. La décision du nouveau pape ne fit pas l’unanimité au sein de l’Ordre si bien qu’un courant rigoriste et réfractaire, dénommé « les spirituels », surgit de l’ombre à la fin du XIIIe siècle. Ces derniers rejetaient la propriété comme une forme de vie moralement inférieure, plaidaient pour le strict usage des biens et jetèrent le trouble au sein de l’Ordre de St François. Dans le cas des franciscains, vouloir vivre dans le monde uniquement selon des règles morales se heurte nécessairement à des contingences terrestres et aboutit même dans leur cas à une obéissance aveugle au supérieur temporel. Reconnaître le droit et son corollaire pratique qu’est le politique, permet d’éviter cet écueil.

Des constats partagés en dépit de doctrines incompatibles

Attaché au droit et au politique en vertu de la tradition aristotélicienne et thomiste contrairement à l’anarchisme qui les rejettent comme justifications de la domination capitaliste, le catholicisme partage néanmoins quelques points notables avec le courant anarchiste. Ces éléments d’accord n’impliquent en aucun cas une possibilité de synthèse, au sens hégélien, des deux courants de pensée. On peut se prétendre catholique et être d’accord avec quelques constats des anarchistes (ou l’inverse) mais il semble infondé et même antithétique de se déclarer anarchiste catholique ou catholique anarchiste.

Les anarchistes et les catholiques paraissent penser l’organisation sociétale [8] d’une manière similaire. Au sein de ces deux visions du monde, il y a la croyance que la décision doit s’exercer au plus près du territoire sur laquelle elle est censée porter. Ce principe de subsidiarité implique que chaque entité territoriale ait des compétences propres relative au territoire sans intervention possible de l’échelon supérieur. Bien entendu, le point d’achoppement réside évidemment dans la notion d’autorité qui ne pose pas problème d’un point de vue catholique tant que sa finalité consiste en la justice. Les anarchistes sont obligés de passer par la notion de contrat de chaque individu avec l’entité territoriale et de mandat donné à quelques représentants pour éviter toute notion d’autorité par essence jugée néfaste.

La question sociale fait aussi l’unanimité. L’intérêt porté aux plus pauvres se retrouve dans les deux doctrines. La pauvreté serait résolue chez les anarchistes en donnant à tous le même salaire tandis que chez les catholiques c’est avant tout les bonnes œuvres et l’action de l’État qui sont censés concourir à sa diminution. Notons qu’elle constitue l’un des objets premiers de combat pour les anarchistes là où la pensée chrétienne se focalise plutôt sur la notion de justice sociale. Au sein de ces deux courants de pensée, on peut aussi trouver une vision relative du concept de propriété. Existant sous la forme d’une propriété collective chez les anarchistes, elle ne constitue qu’un droit relatif dans la vision thomiste puisqu’en permanence, une réévaluation de ce droit en vue de la justice est possible. En effet, il peut être conforme à la justice de rendre une partie de la propriété à un tiers, qu’il soit un groupe ou un individu, pour réaliser l’idéal de rendre à chacun ce qui lui est dû.

Il est tout à fait honorable de s’intéresser à des idéologies éloignées de la vision du monde catholique. Autre chose est de vouloir absolument tordre le catholicisme ou l’anarchisme pour le dissoudre dans l’autre courant de pensée. Quelques points communs ne suffisent pas à réunir les deux doctrines qui sont très différentes par bien d’autres aspects plus importants qu’on songe au rapport à Dieu, à la Raison, à la Nature et même à l’Homme. La question sociale a fait l’objet de nombreux développements dans ce qu’il est coutume de nommer la Doctrine sociale de l’Église. Il est aussi possible de se référer aux ouvrages d’Aristote et de St Thomas d’Aquin [9]. La lecture de ces quelques pistes suffira certainement à nourrir définitivement les catholiques attirés par les prophètes anarchistes.

Karl Peyrade

[1ELLUL Jacques, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, Paris, 1998.

[2L’auteur récuse le marxisme et peut être défini plutôt comme un marxien c’est-à-dire comme quelqu’un influencé par Karl Marx mais qui ne reprend pas à son compte le marxisme scientifique développé par ses successeurs (Lénine par exemple).

[3Ibid, p. 11.

[4Ellul estime par exemple que le péché ne constitue pas une faute morale mais signifie uniquement une rupture avec Dieu. Ce genre de confusion est malheureusement très présente dans ses écrits. Rappelons avec l’Aquinate qu’une rupture avec Dieu relève bien du domaine de la morale (Somme Théologique Iia IIae Pars). Jacques Ellul n’a rien d’un thomiste puisqu’il considère qu’il ne peut y avoir de connaissance objective de Dieu, notamment de ses attributs. En cela, il se rapproche de l’existentialisme chrétien.

[5Ibid, p. 16.

[6Voir à ce sujet VILLEY Michel, Les fondements de la pensée juridique moderne, PUF, Paris.

[7Il n’est pas ici question de détailler la distinction entre loi naturelle et droit naturel aristotélicien-thomiste dont il sera utile de revenir dans un article ultérieur.

[8Nous n’utilisons pas la notion d’État à dessein puisqu’elle est sujette à caution dans le monde anarchiste. Chez Proudhon, on pourrait affirmer tout de même que la fédération ou la confédération constitue bien un État.

[9Notons sans polémique que la philosophie réaliste nous paraît nettement plus profonde et complexe que les théories anarchistes.

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