L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.

« Ma patrie, c’est la langue française »

La nouvelle est presque passée inaperçue. Jeudi 23 mai, les députés ont, comme l’écrit bellement Alain Finkielkraut dans Causeur, mis en cause l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui a fait du français la langue officielle du royaume. Ils ont en effet voté à main levée l’article 2 du projet de loi relatif à l’enseignement supérieur et à la recherche. Cet article, sans nul doute le plus dévastateur, « modifie l’article L. 121-3 en étendant les exceptions au principe qui fait du français la langue de l’enseignement, des examens, des concours et des thèses. Il permet ainsi de dispenser en langues étrangères une partie des enseignements effectués dans le cadre d’accords avec des universités étrangères ou de programmes financés par l’Union européenne. Cette modification doit permettre d’améliorer l’attractivité de l’enseignement supérieur français vis-à-vis des étudiants étrangers. »

Par « langues étrangères », c’est évidemment « anglais » qu’il faut entendre. L’argument est bien connu : si la France ne s’ouvre pas à l’anglais, dans la compétition internationale qui fait rage, nous allons perdre notre rang et notre influence.

De ce point de vue, le discours de Madame le ministre de l’Enseignement supérieur n’a surpris personne : « Nous sommes un grand pays, nous devons être ouverts à toutes les cultures, nous devons être à l’offensive, c’est de cette façon que nous défendrons le mieux notre langue, nos valeurs et notre propre richesse culturelle. »

Les socialistes nous avaient habitués à tous les retournements sémantiques ; mais rarement le décalage entre les mots et la réalité aura été si grand. Presque tout est faux dans cette phrase. L’ouverture à toutes les cultures est la soumission à une seule ; l’offensive est une retraite ; quant à défendre notre langue et notre culture grâce à l’anglais, il fallait toute l’audace d’un socialiste pour proférer sans ciller pareille billevesée.

« La France, disait aussi Madame le ministre, se situe aujourd’hui au cinquième rang mondial pour l’accueil des étudiants étrangers. Mais la qualité de notre offre de formation et de recherche doit nous pousser vers des objectifs plus élevés. Nous étions encore au 3e rang, il y a 10 ans, et nous venons de nous faire doubler par l’Allemagne. C’est un enjeu à la fois culturel, linguistique, économique et scientifique. »

Rien à redire ici. Il est certainement regrettable pour le prestige de la France que de moins en moins d’étudiants étrangers soient attirés par ses universités. Mais pourquoi faudrait-il renoncer à notre langue pour y remédier ? Pourquoi l’aplatissement devant l’impérialisme américain serait la solution ? Pourquoi ce défaitisme, ce renoncement, cette haine de soi ? Philippe Barthelet a bien décrit ces champions de la servilité : « Hier c’était au nom de la “Nouvelle Europe” que d’aucuns sacrifiaient la France à l’Allemagne ; aujourd’hui les nouveaux collaborateurs se flattent toujours de tenir compte du nouvel ordre international. Ils prétendent se rendre à l’évidence quand ils se rendent tout court, et le “réalisme” dont il se font gloire est, quand on y songe, d’une naïveté et d’une modestie confondantes : il suffit qu’on les admette comme des Américains de troisième zone, que la “communauté scientifique internationale”, organe de l’économie américaine, les tolère comme supplétifs pillables à merci et agents dévoués de sa propagande. » [1]

Ne nous y trompons pas, contrairement à ce qu’affirmait Valérie Pécresse sur France culture le 21 mai 2013, la langue n’est pas qu’un « simple véhicule de communication ». Là encore Philippe Barthelet est clair : « C’est une banalité épistémologique de rappeler qu’une langue n’a rien d’une convention neutre, qu’elle est au contraire une certaine façon de percevoir et de penser le monde. » [2] De son côté, Claude Hagège écrit : « bien que la réalité physique soit évidemment identique pour tout observateur comme elle l’est pour tous les humains dans toutes les situations, les langues n’en reflètent pourtant pas la même expérience et organisent chaque fois différemment la représentation de l’univers. » [3] Dès lors, le renoncement à sa langue peut s’analyser comme une défaite culturelle, voire politique si l’on admet avec Pierre Manent que « nos langues n’expriment pas une essence “culturelle”, c’est-à-dire apolitique ou métapolitique, sublime ; elles expriment d’abord l’histoire de nos régimes respectifs. » [4]

Le fait même que la défense du français à l’université puisse paraître un « combat d’arrière-garde » comme l’a dit Serge Haroche, prix Nobel de physique 2012, en dit long sur la conscience de former un peuple, lui-même façonné par une histoire et peut-être avant tout par une langue, la sienne, le français. N’oublions pas cet avertissement de Carl Schmitt : « qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible. » [5]


[1Philippe Barthelet, Fou Forêt, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012, p.98

[2Ibid., p.99

[3Claude Hagège, Contre la Pensée unique, Odile Jacob, 2012, p.165

[4Pierre Manent, La Raison des nations, Gallimard, 2006, p.45. Il poursuit : « Racine et Shakespeare... Sur le curseur historique, un poète incarne en chaque pays le moment politique ou la nation a pris conscience d’elle-même en trouvant sa forme pour ainsi dire définitive. Il actualise en même temps les puissances de la langue, et en fixe la quantité et la qualité. Le français, langue de cour si ferme dans ses articulations abstraites qu’elle deviendra comme naturellement la langue d’une République enseignante et discourante, langue des inflexions infimes et délicieuses. L’anglais, langue barbare, tôt portée à son plus haut degré d’expressivité rutilante par le plus grand poète de l’Europe, dotée d’assez de simplicité et de force pour devenir plus tard la langue même de l’utile, langue de l’imitation où l’on entend encore le cri de l’animal, comme on peut le vérifier couramment à la Chambre des communes. Nos langues européennes - je n’en ai évoqué que deux, celles qui me sont le plus familières - sont les admirables distillats élaborés par le grand synthétiseur de la vie européenne que fut l’État-nation. »

[5Carl Schmitt, La Notion de politique, suivi de Théorie du partisan, Champs-Flammarion, 1992, p.95

Prolongez la discussion

Le R&N a besoin de vous !
ContribuerFaire un don

Le R&N

Le Rouge & le Noir est un site internet d’information, de réflexion et d’analyse. Son identité est fondamentalement catholique. Il n’est point la voix officielle de l’Église, ni même un représentant de l’Église ou de son clergé. Les auteurs n’engagent que leur propre conscience. En revanche, cette gazette-en-ligne se veut dans l’Église. Son universalité ne se dément point car elle admet en son sein les diverses « tendances » qui sont en communion avec l’évêque de Rome : depuis les modérés de La Croix jusqu’aux traditionalistes intransigeants.

© 2011-2025 Le Rouge & le Noir v. 3.0, tous droits réservés.
Plan du siteContactRSS 2.0