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Cette nostalgie est encore l’aiguillon de Demi-sommeil, mais elle intéresse un archétype romanesque, plus qu’un personnage réel (est-ce plus grave ?). Ce poème a muri dans mon esprit pendant plus de quinze années. J’hésitais à exprimer un désarroi intime, avant de lui ajouter une réflexion sur l’évolution de la Technique, agent d’une déshumanisation qui rend impossible la résurrection de l’archétype en question.
Demi-sommeil
L’huisserie mal étancheet nos genoux se touchaient.Une table de bois où refroidit le café.On fixe des yeux le livre, pour qu’il ne bouge plus.Les nuages se condensentdans le pull qui déchire la porte,entre la patère et le pater noster.Toujours des feuilles mortes,en tapis sous nos souliers durs.A l’époque on pouvait crier,se tasser dans l’absencepour se retrouver.Maintenant la fièvre est celle des portes automatiques,rendues muettes par la pression du vide.Il ne faudrait qu’un million de voltspour éteindre le néon de la glace,haut levée parmi nousqui sommes couchés.
La « patère et le pater noster », valent pour l’association du féminin et du masculin, en même temps que le profane et le sacré. Je m’aperçois que les mots « entre » et « noster » ont presque toutes leurs lettres en commun— sauf le o de « noster », qui est lui-même un symbole graphique de l’unité. Un tel vers aurait mieux trouvé sa place au milieu du poème ? (De même avec le contraste des « souliers durs » et des « feuilles mortes », autrement dit celui de la rigueur ou justice et de la douceur ou miséricorde…) Mais cette remontée de l’axe médian, suggère l’idée de la Croix, qui sanctifie cette expression de l’Androgyne : bien loin de la théorie du genre, qui aveugle les universitaires sur cette symbolique.
Les symboles de l’unité s’enchaînent et varient, au fil des vers, mais sur le plan des réalités les plus pauvres : « mal étanche », « genoux » (ceux de deux êtres, ou d’une seule personne ?), tiédeur du café (on songe au « brouillard d’après-midi tiède et vert » de Rimbaud dans Larme), etc. Mais tout cela aboutit au « million de volts » : la totalité violente, substituée à l’Un, et devenue le remède paradoxal à ses propres méfaits. On s’accorde à penser que le totalitarisme qui se prépare (et que préparent maints universitaires, en le présentant sous des couleurs désirables) trouvera un jour sa limite, lors d’un retour en force de l’Esprit.
La « glace » revêt le double sens du miroir où se perdent les différences individuelles, et celui de l’eau gelée, augurée par le refroidissement du café. Le lien entre le « tapis » des feuilles mortes et letassementsalvateur de notre être, évoque une expérience spirituelle passée, éclipsée par les effets de la dualité violente, que résume à la fin du poème la tension des mots : « haut levée […] couchés ». Car nous sommes désormais faits de cette glace, qui remplit notre être…. Pas au point d’avoir empêché l’existence de ce poème ?
Empêcher l’existence… Ces mots sont bien adaptés au sort éditorial de ce poème, que j’avais eu le plaisir de publier avec quelques autres de mon cru, dans une revue virtuelle très sélective ; avant de constater, il y a peu de temps, leur disparition, — comme celle de mon nom, dans la liste des contributeurs de cette revue. Un courriel adressé à son directeur, poète renommé (à propos de mes ouvrages critiques récents) est resté sans réponse.
Ma perplexité m’a conduit sur un site où figurait une œuvre de cet universitaire influent, dont je connaissais déjà le talent. Un court poème de huit vers, dans lequel j’ai retrouvé, sans y voir une imitation, les motifs clef de Demi-sommeil : vêtements de laine, nuage, tassement, les unes contres les autres, de figures humaines, assises ou debout, et jusqu’à l’emploi du verbe le plus surprenant de mon poème ! Mais ce vocabulaire, dans le poème de ce collègue, sert la cause des migrants. Les poètes contemporains sont en droit de consacrer leur verve à cette cause. J’ai aussi le droit de m’inquiéter, en lisant ce poème exemplaire à maints égards, de la mise en gloire de ces personnages présentés comme le germe charnel d’un renouveau de l’humanité. Une humanité sans credo, à l’image de ce modèle — du moins tel qu’il est dépeint dans ce poème où le sacré est esquivé, au profit de la déréliction sans but de ces personnages qui pourtant, dans la réalité, ne mettent rien au dessus de leur dieu.
Ce sfumato poétique m’apparaît comme une capitulation culturelle, et donc un assentiment à ce dieu, dont le culte est en effet promis à un grand avenir en Europe. Rien n’évoque ce dieu dans ce poème, mais la force des « rêves » qui anime ces personnages en perpétue l’aura. Le rapport de l’un et du multiple, et les expressions symboliques de la dualité, ne manquent pas dans ce poème qui serait admirable, sans la réduction de ces notions que je souligne à leur sens le plus matérialiste. Car ce tableau est en fait le prétexte d’un éloge du « rien » et du « nulle part » (désignant la terre d’accueil !), substitués à une vérité que j’ai essayé de cerner, notamment dans Demi-sommeil, dans le contraste des valeurs douces et dures. Le vide, évoqué dans son horreur par moi-même, devient objet de fascination dans ce poème que l’on m’excusera de ne pas citer. On objectera qu’il ne s’agit pas du même vide ; mais l’expansion simultanée de ces deux vides, avec l’analogie de leurs effets sur la société, est un mystère que je pressens, sans parvenir à l’éclairer…
Je crains que mon discrédit auprès de ce collègue parmi d’autres (en d’autres circonstances) ne s’explique par les nombreux travaux, ludiques ou sérieux, dans lesquels je me suis montré curieux des fondements de ma propre culture, en m’inquiétant du progressisme transfrontière, devenu le credo des émules de la déconstruction derridienne. Avant d’être professeur, ce poète a été docteur es lettres. Imaginons un docteur qui refuse de soigner ses patients en raison de leur comportement hors de son cabinet ? Je serais d’ailleurs étonné que les contributeurs de cette revue aient autant fait que moi-même pour desémigrésde fraîche date, comme ceux que j’ai parfois croisés et qui ont éveillé ma pitié ; sans endormir ma lucidité [1].
[1] Cette lucidité n’est pas nouvelle, entre 1969 et 1971 (!), j’écrivais des poèmes qui, relus aujourd’hui, apparaissent comme autant de visions critiques du phénomène migratoire ; même si les idées très personnelles qui m’occupaient alors l’esprit (j’aurais honte de les exposer) étaient sans rapport aucun avec ce phénomène.
Je ne me vanterai pas d’avoir été un poète « voyant », mais d’avoir ingénument transcendé ma subjectivité d’adolescent, en peignant un danger dont les poètes progressistes dénaturent le sens aujourd’hui. (En 1971, j’aurais d’ailleurs été fort attristé de savoir que je serai un jour universitaire : était-ce la limite, ou au contraire le comble de madivination ?)
J’ai intégré, en 2010, certains de ces poèmes anciens dans mon recueil Effets de serre (Cyclone, p. 19, Faisceaux, p. 22, Panthère, p. 23, et Résurrection, p. 46). Écrits en vers dans leur version d’origine, j’ai cru bon de les présenter comme de courtes proses dans ce recueil. C’était une erreur, que j’éviterai en reproduisant ici deux exemples inédits (1971-1972) de cette aptitude à devancer mon époque.
Aéroport
Au secours
Des hypnoses frappeuses de paralysie totale
et toquées de léopard
descendent des caravelles.
Elles vampent les angoisses
qu’un strabisme catastrophe.
Le souffle des réacteurs
gonfle leur cape de singe noir.
Au secours elles tiennent en laisse
des tigres marocains qu’elles laissent
bondir cuirs tendus
sur la piste d’atterrissage.
Une éclipse
Prêts à chavirer,
des zombies déboulent au jour,
lestés de bouts de nuit.
Ils scient la mer Noire de leurs patins à glace
et foncent avec leurs vertiges
vers les ports européens.
Leurs amarres larguées
sur le béton des quais
s’offrent aux rouillures définitives.
Les morts-vivants étonnés de fatigue
sentent vibrer leurs membres...
Ils courent sans bagage
sur l’aérodrome
et se rabattent sur les trottoirs
s’ils ratent leur avion.
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