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Le christianisme, un modèle de développement

21 décembre 2011 Hippoliteia

Alors que nos amis s’écharpaient encore une fois sur le problème moderne dans cet article de Bougainville, une question a émergé, alimentée par les réflexions de Rodney Stark ou de Werner Sombart. Cette question récurrente n’est autre que celle du rôle du christianisme dans le développement de l’Europe en général et dans l’apparition de la modernité. Cette interrogation semble parfaitement légitime dans la mesure où la religion, et les croyances au sens large modèlent nos actions, et donc notre histoire.

Mais elle est des plus difficiles. Elle implique par exemple de se demander ce que serait l’Europe sans le christianisme, une autre façon de s’interroger sur le poids du phénomène religieux, en le comparant à une situation équivalente dans lequel il est absent.

L’une des difficultés tient avant tout à l’ontologie de l’objet que la question se propose d’examiner : le devenir historique de l’Europe – tant sur les plans intellectuel, philosophique, voire théologique, que sur les plans technique, économique ou politique. Elle interroge chaque recoin de la vie humaine dans lequel le christianisme a pu insuffler un souffle particulier, auquel il a pu donner une consistance particulière.

Cet ontologie spécifique du devenir humain ou devrais-je dire son étude, se trouve par ailleurs « problématisée » par un autre concept délicat à manipuler, celui de progrès. Il s’agit de comprendre et d’expliquer le sens du devenir de l’Europe. Notre histoire suit-elle une simple évolution, une progression ou bien une régression, sur les plans intellectuels et techniques, au regard de sa christianité ? Dans quelle mesure le christianisme est-il facteur de progrès ?

Il s’agit donc bien plus d’un champ d’étude aux larges perspectives qu’une simple interrogation, et qui ne saurait être étudié par une seule science. Répondre à la question du poids du christianisme dans le devenir européen met en jeu : la théologie, la philosophie, l’histoire, l’économie, la sociologie, et bien d’autre. Je n’espère donc pas épuiser le sujet en un seul article, ni même peut-être dans une vie. Je voudrais juste porter à votre connaissance, une réflexion puisée par le philosophe Pierre Manent chez Saint Augustin, où l’on voit que cette question troublait déjà l’évêque d’Hippone.

Ces développements d’Augustin [1] représentent un des premiers efforts dans un genre plein de difficultés, et auquel les historiens et les sociologues, après ou avec les théologiens, contribueront : l’examen des effets du christianisme sur la vie des hommes. Comme on sait, cet examen conduit les auteurs à des conclusions très différentes, et parfois opposées. Ce qui nous intéresse ici en premier lieu, c’est le point de vue chrétien. Il est assez naturel qu’un auteur chrétien, comme Augustin, juge ces effets positifs et attire l’attention sur les modifications heureuses de la « face des choses » apportées par le christianisme. On peut noter qu’ici Augustin répond à une accusation. Il s’agit d’une défense plutôt que d’une illustration du christianisme. Comment une religion qui annonce et apporte le vrai bien n’améliorerait-elle pas la vie des hommes ? Ici cependant se présente une difficulté que la perspective d’Augustin nous permet de saisir avec netteté. L’amélioration apportée par le christianisme ne saurait être qu’indirecte, car le propos de celui-ci n’est pas d’introduire une nouvelle religion dans le monde pour améliorer celui-ci, mais d’introduire les hommes dans une nouvelle cité pour les sanctifier. L’amélioration de la vie humaine dont nous parlons ne peut concerner que cette zone au statut incertain qui se situe à l’interface, ou à l’intersection des deux Cités. Et si le chrétien peut légitimement s’attendre à y observer des effets indirects positifs, il ne sera pas surpris de constater parfois des effets indirects négatifs : en perturbant, par le bien qu’il apporte, le fonctionnement vicieux de la cité terrestre, le christianisme est susceptible d’entraver la production de bons effets dont la cité vicieuse est capable. Bons et mauvais effets pourront parfois apparaître comme les deux aspects – opposés et inséparables – du même phénomène.

Les métamorphoses de la cité, essai sur la dynamique de l’occident, p. 299-300.

Cet extrait assez long donne au final le regard que doit porter le chrétien sur la vie terrestre d’après saint Augustin, qui est celui d’une conscience autre, conscience que les finalités qu’il poursuit ne sont pas celles du monde auquel il appartient. C’est un regard qui « s’attend légitimement », mais n’est pas « surpris » par les effets indirects du christianisme sur le monde.

L’autre idée et sans doute la principale qu’avance Pierre Manent dans ce texte, est celle-ci : le christianisme a des effets indirects à la fois positifs et négatifs sur la vie des hommes, parce qu’il n’appartient pas au même ordre, ou du moins parce qu’il est orienté dans une autre direction que la Cité des hommes.

Cette remarque qui peut sembler déconcertante – ni oui ni non –, nous invite à aborder notre histoire, et notre responsabilité de chrétien en son sein, avec prudence et humilité. Il est certain que la face du monde, et celle de l’Europe en particulier, serait bien différente sans le christianisme. Mais la question des effets de la foi chrétienne sur notre civilisation par le passé, n’a de sens que dans la mesure où est posée la question de l’avenir. L’Europe a-t-elle besoin du christianisme ?C’était la question de Lord Jonathan Henry Sacks à l’université pontificale grégorienne. En y répondant, et sans doute parce qu’il n’est pas chrétien, – pardonnez-moi mon insolence – il commet un impair oubliant le sens profond de la question qu’il pose : celui de la finalité. Ainsi, il réduit la fin du christianisme au développement de l’Europe. C’est cette même réduction qu’opéraient Montaigne ou Maurras, lorsqu’ils parlaient du christianisme comme du moyen de la cohésion nationale.

La question que nous devons nous poser, est en réalité la suivante : poursuivons-nous la diffusion du christianisme, au nom de ses probables bienfaits sur le développement de nos sociétés ou bien, au nom du royaume des cieux, au nom de la Cité de Dieu ?


[1note : La Cité de Dieu.

21 décembre 2011 Hippoliteia

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