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La Contre-Réforme catholique & la musique

27 février 2012 Tancrède ,

Note liminaire

J’avais écrit il y a quelques mois une contemplative sur la musique. J’avais notamment évoqué le bouleversant Stabat Mater de Giovanni Felice Sances, compositeur injustement méconnu, dont l’œuvre atteste d’une forte influence tridentine ; ainsi, dans le Stabat Mater, l’instrumentation est ramenée à une ligne d’une pureté extrême, le timbre de la voix à la plus pure clarté, tandis que la courbe du chant se déploie avec virtuosité et lyrisme autour d’une ligne parfaitement droite et réglée. Tel est l’esprit esthétique du concile de Trente en matière de musique. Le chant doit désormais porter, et pour ainsi dire porter de nouveau depuis Orphée et les grecs, l’émotion et la sensualité que la musique avait jusqu’alors tenté d’incarner par le biais des harmonies imitatives. Le tridentinisme musical est donc un art spécifiquement oratoire, lyrique, envolé. Cette musique est nécessairement plus intime, elle perce plus profond que n’importe quelle symphonie. C’est « un théâtre de la Foi, à la fois intime et brûlant, dont je vous laisse apprécier s’il ne mériterait pas d’être plus largement connu » [1].

Cette œuvre d’une beauté irradiante fut composée un siècle après le concile de Trente, à une époque où l’esprit du concile ne soufflait déjà plus sur la musique. Je veux revenir à l’époque plus tourmentée du concile lui-même et présenter quelques-uns des chefs-d’œuvre qui fleurirent sous l’influence des astres du tridentinisme dans le duché du Milanais.

Contexte historique

Nous connaissons tous la triste histoire des courants hérétiques qui ont déchiré, à force de schismes, la tunique sans couture de la chrétienté. « Adoramus te, Christe ». « Nous t’adorons » : ce qui me distingue comme chrétien, c’est que je peux personnellement parler au nom de cette communauté d’adoration singulière appelée « la » chrétienté. Celui qui a dit le premier « Adoro te, Christe » a vomi le protestantisme.

Le franc-maçon, l’infidèle, le perfide et l’idiot ne reprochent jamais aux protestants d’avoir déclenché l’implacable mécanique des hécatombes de chrétiens, d’avoir commis crime sur crime, massacre sur massacre, d’avoir tristement inauguré les guerres de religion, d’avoir introduit les luttes fratricides en Europe ; c’est au contraire sur l’Église qu’ils font porter la responsabilité de ces fléaux, et c’est elle qu’ils inculpent : ils lui reprochent de ne pas avoir accepté que s’installât librement la loi du meurtre et du mensonge partout où poussait Satan, ils lui reprochent encore de ne pas avoir été suffisamment aimante pour aimer l’erreur, le vice et la laideur, ces trois piliers de cette religion de l’escroquerie et de la stupidité, le protestantisme ; ils félicitent les protestants d’avoir été criminels ; ils accablent l’Église parce qu’elle a voulu réparer leurs crimes.

L’Église n’a effectivement pas voulu abandonner l’âme de son peuple à Satan ; c’est pourquoi elle a réagi, en conscience, avec amour, charité, douceur, pour ramener à la maison les brebis déportées par les archi-hérétiques. Il lui fallait alors une arme irrésistible qui pût ravir les égarés et emporter dans son essor le monde sauvé.

Le concile de Trente

Ainsi, le concile de Trente a élaboré entre 1545 et 1563 les instruments d’une reconquête sur les ténèbres. Il n’y eut évidemment rien de nouveau en terme d’arsenal : ce sont toujours les mêmes armes, mais affûtées. Doctrinalement, le concile précise les dogmes, aiguise son intelligence et sa critique de l’hérésie huguenote ; canoniquement, sa position demeure ferme et inflexible devant les menaces, les provocations et la tyrannie du mal. Mais surtout, le concile libère les forces de la liturgie : ses potentialités s’actualisent, les jubés sont abattus, beaucoup de tout ce qui était caché est maintenant révélé ; et la foule immense du peuple, tout en étant toujours privée de la capacité de participer intellectuellement aux mystères, et tout en demeurant formellement sanctifiée par la réception adéquate des sacrements, la foule immense du peuple, donc, participe désormais sensiblement au rite.

Je voulais peut-être donner un aperçu de ce qu’a pu être la nature de la Contre-réforme catholique en terme de musique à la fin du XVIe siècle.

L’empire immédiat du tridentinisme sur la musique

Transportons-nous par un effort de l’imagination en péninsule italienne, dans les années 1570 : le concile de Trente vient de s’achever. Nous sommes tout proches du foyer encore incandescent de la réaction catholique ; il brûle d’un feu vif qui devait inspirer pour longtemps encore les acteurs de la vie religieuse italienne. Dans la cathédrale de Milan, un maître de chapelle répète une mélodie nouvelle sur des paroles éternelles avec son chœur et son orchestre : Vincenzo Ruffo, prêtre pour l’éternité depuis 1531, est comme animé d’une ardeur éblouissante ; il a le regard d’un possédé, celui d’un fou de dieu. Il est Maestro di Capella de la cathédrale de Milan et il a déjà occupé des charges similaires à Vérone, Pistoia et Sacile. Fer de lance de la Contre-Réforme catholique pour ce qui touche à la musique, son œuvre est forcément sensible et férocement ailée : si le bras vengeur du concile de Trente est le rit tridentin, si son épée est la liturgie, alors son tranchant est la musique : jamais l’Église n’avait exaspéré des émotions si vives pour ébranler ses fidèles ; jamais plus l’Église n’osera susciter chez eux des réactions esthétiques si puissamment addictives. Le tridentinisme, c’est le choix du sensationnalisme déchaîné et de la sensibilité radicale : Vincenzo Ruffo est de ce courant-là, envoûtant, et presque, pourrait-on dire, sacrilège ; ce n’est pas un tridentin, mais un extrémiste tridentin, un tridentiniste comme il n’en existera plus jamais après lui, dans aucun chœur, dans aucune schola. Qui aujourd’hui ferait en effet chanter du Vincenzo Ruffo dans nos églises ? Qui courrait le risque de voir la magie remplacer la religion ?

Être Catholique dans l’Italie du Cinquecento

Qu’il nous soit permis d’imaginer ici à quoi ressemble l’Italie post-tridentine, noyée dans ce climat réactionnaire à l’extrême, où les sens, la chair, le réel, l’âme, l’esprit, pêle-mêle, cherchent à se dissoudre dans une extase de sensations esthétiques, dans une contemplation hallucinée des mystères. C’est l’époque de Sainte Thérèse d’Avila et de la mystique, c’est aussi l’époque de la fureur exaltée de Saint Ignace de Loyola et de la Compagnie de Jésus, si passionnée ; en ville, en campagne, le clergé est dans un état d’excitation inouï, la vie religieuse n’a jamais été aussi intense qu’en réaction à l’hérésie qui, au nord, ravage tout le continent ; l’ensemble des États de l’Italie – républiques, duchés, principautés, royaumes – constitue le cœur et l’ultime bastion de la chrétienté ; les cloches des cathédrales, des basiliques, de toutes les églises, de la moindre chapelle, publient les triomphes de la vraie religion à toutes les heures de la journée, les cloches envoient leurs volées pour éveiller les chrétiens, pour leur signaler la mi-journée, l’office, le couvre-feu, le glas ... toute l’Italie catholique est à genoux à l’heure de l’angélus, le couple de laboureurs au milieu du champ de blé, le curé dans la sacristie de la maison de Dieu, le forgeron dans son atelier, l’aristocrate dans son cabinet : ils prient tous Marie, toute l’Italie se consacre à Marie. Dispersés, mais tous priant à l’heure de l’angélus, ils se réunissent chaque dimanche face à Dieu.

Grandeur & décadence

À la grand-messe dominicale, les textes des chants sont invariables ; mais depuis la Contre-Réforme, la musique qui les accompagne a changé : c’est comme si elle avait soudain gagné en élévation et en déploiement baroque, toute en tensions et en résolutions, c’est une beauté nouvelle, mais effroyable, elle échappe à la maîtrise et ne se laisse pas approprier. Jusque-là, la musique, c’était les chants populaires et l’office divin ; le profane et le sacré. Clairement séparés, clairement distincts, ils avaient toutefois la simplicité en commun. Le moment tridentiniste de la musique est un excès superbe et terrible : en rupture avec les innovations de la Renaissance, mais plus frappant que la musique baroque à proprement parler, c’est un moment très localisé de l’histoire de la musique, c’est un instant, c’est infime, mais c’est une fulgurance extraordinaire.

Rien n’est peut-être jamais monté si haut si vite & n’est retombé si bas si précipitamment, sinon Satan.

La passion esthétique est toujours susceptible de l’emporter sur la raison spirituelle. Elle menace depuis Orphée-victime, lui qui a perdu Eurydice, l’âme de son âme, pour l’avoir trop aimer, pour l’avoir aimer passionnément, et non pas raisonnablement. Retenons-nous, en amour, d’accorder l’exclusivité à la passion, que ce soit pour l’amour de Dieu, ou pour celui d’une Eurydice.

Quant à moi, je me demande en me relisant si je ne suis pas déjà quelque peu byzantin.

L’anonymat superbe & la voix des anges

Je vous renvoie, pour conclure, à un excellent article qui s’intéresse aux trois joyaux tridentins ci-dessous éclatants. Le compositeur anonyme de ces pures merveilles est de toute évidence milanais : comme chez Vincenzo Ruffo, on y décèle la même volonté d’épuration de la conduite fondamentale, épuration elle-même compensée par une ornementation extatique. Pour caractériser cet art, je pense au thyrse, alliance de la rectitude et du mouvement. Je reproduis les passages les plus intéressants de l’article cité :

« La polyphonie franco-flamande qui, jusqu’ici, avait régné en maître sur toute l’Europe, se vit accusée d’un excès de complexité nuisible à la bonne compréhension des textes sacrés mis en musique. Il était urgent, aux yeux des réformateurs, de simplifier les compositions sacrées en éliminant tout ce qui pouvait brouiller l’intelligibilité de la Parole et détourner l’attention du fidèle par le déploiement superflu d’un luxe compositionnel suspecté, en outre, d’entretenir de coupables liaisons avec un monde profane sentant naturellement le soufre. »
« Dès les années 1570, la technique du faux-bourdon s’impose à Milan comme l’alternative la plus conforme aux principes de la Contre-Réforme. Basé sur la récitation d’un cantus firmus (mélodie utilisée comme élément structurel de base d’une composition polyphonique sacrée, ou, plus rarement, profane) dans la partie de tenor (ou « teneur », mot qui désigne, en musique ancienne, la partie qui porte la mélodie, généralement liturgique) complétée par une sobre polyphonie vocale, sa simplicité de facture, la lenteur de son tempo en font le vecteur idoine des exigences d’austérité et de gravité imposées par le Concile. Mais c’était sans compter la fabuleuse capacité d’invention de ces maudits compositeurs en cette fin de XVIe siècle. Leur interdit-on de produire des œuvres trop richement écrites ? Les voici qui se concentrent sur les ornements, vous savez, ces petits groupes de notes brèves, a priori innocents, qui embellissent et varient un air instrumental ou vocal - tremolo, portamento, diminutions, etc. - et dont le nombre va littéralement exploser en une poignée d’années. La capacité à ornementer et à improviser faisait naturellement partie du bagage de tout musicien ; elle va prendre des proportions considérables et métamorphoser le sage faux-bourdon en pièce d’une complexité croissante, avec parties instrumentales, basse continue, ornementation foisonnante, double chœur, et même, en fin d’évolution, l’évacuation du cantus firmus sur lequel il était basé à l’origine. Le faux-bourdon que l’on s’était acharné à contraindre ne cesse de se jouer des limites et connaît, à Milan, une ultime et exubérante floraison dans les années 1620. Cette rébellion va néanmoins l’épuiser et une dizaine d’années plus tard, il s’efface progressivement du paysage musical. »
« Le Confitemini Domino que vous écoutez est symptomatique de cette dernière phase d’évolution. Supérieurement restitué par les chanteurs et instrumentistes du Poème Harmonique, il déroule à vos oreilles des volutes qui semblent ne jamais devoir cesser de se recomposer et de se déployer. Écoutez attentivement, après la toute relative sobriété de la première « partie » simplement accompagnée par la basse continue, les dialogues qui se tissent entre les instruments, cornet à bouquin et dulciane sur tapis de violes, cornet et dessus de viole, puis les voix qui, sans cesse, se répondent ou s’enlacent dans la deuxième et la troisième, avant que l’ensemble culmine dans l’apothéose presque extatique du Gloria Patri, que l’on peut rapprocher des représentations picturales de ces saints et saintes dont on ne sait si la pâmoison est mystique ou charnelle. Ici, la musique, s’enroulant inlassablement sur elle-même, frôle, caresse, languit, se soulève, jouit. Les frontières entre amour profane et amour sacré semblent se dissoudre sous la chaleur d’un souffle qui fait éclater la rigidité des carcans formels. Le Baroque nous offre l’embrasement d’une de ses plus flamboyantes aurores. »

[1J’emprunte cette expression à Jean-Christophe Pucek, au blog duquel je vous renvoie.

27 février 2012 Tancrède ,

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