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« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples », écrivait Charles de Gaulle, de retour de son séjour au Liban et en Syrie, alors sous mandat français pendant l’entre-deux-guerres. Une phrase que devraient méditer ceux qui, armés de leurs conceptions occidentales, font résonner les tambours de guerre depuis deux semaines contre le régime syrien de Bachar el-Assad.
Au milieu de l’hystérie médiatique, il convient de s’extirper du cercle des émotions, vives d’un côté comme de l’autre, et de revenir sur quelques éléments de la crise actuelle : de qui parle-t-on ? Que s’est-il passé ces dernières semaines ? Pourquoi ?
Pour la majorité des médias occidentaux, Bachar el-Assad est un tyran sanguinaire, à la tête d’une armée menaçante, et qui n’hésite pas, selon des mots soigneusement pesés par des spécialistes de la communication, et répétés partout depuis le début de la guerre civile syrienne, à « massacrer son propre peuple ». Mais quel régime autoritaire au pied du mur n’en ferait pas autant ? De l’autre côté, par réflexe anti-grégaire pour les uns, par provocation pour les autres, par admiration malsaine pour encore d’autres, ce même Bachar el-Assad est défendu par certains sites et blogs comme un bouc-émissaire injustement pris pour cible, pour un homme à poigne éclairé et utile dans cette région qui ne comprend que la force, pour un « défenseur des chrétiens » etc.
En réalité, Bachar el-Assad, devenu président par accident, avec la mort de son frère aîné Bassel, qui devait succéder à leur père Hafez, dépourvu d’expérience militaire, est la façade et l’otage d’un clan qui se partage le pouvoir en Syrie. Ce clan est plus un enchevêtrement d’alliances familiales et économiques qu’une coalition des minorités alaouite et chrétiennes (orthodoxes et catholiques), lesquelles sont cependant devenues complètement loyales au régime au fur et à mesure que la rébellion les prenait pour cibles.
En effet, la plupart des dignitaires du régime sont bien issus de la minorité alaouite, 10 % de la population syrienne (comme les chrétiens), branche hérétique de l’Islam qui professe une forme de réincarnation (voilà pourquoi les musulmans sunnites, qui composent l’essentiel de la rébellion, leur promettent la mort). Mais les alaouites n’idéalisent pas pour autant le régime, qui ne roule que pour lui-même. Quant aux chrétiens, tolérés mais surveillés en permanence, ils ne préfèrent Bachar el-Assad que parce qu’en face, les islamistes ont des plans d’épuration à leur égard. Finalement, l’Etat syrien tient aux minorités alaouite et chrétienne ce discours : « Si nous mourons, nous mourons ensemble ». Le geste fut joint à la parole quand un chrétien, le général Dawoud Rajiha, fut nommé en 2011 ministre de la Défense avec pour mission d’écraser l’insurrection. Avec lui, la minorité chrétienne était ainsi complètement assimilée au régime honni. Il fut assassiné lors d’un attentat-suicide à Damas, en juillet 2012, qui décapita une partie de l’état-major syrien.
Difficilement identifiable, le régime de Damas en profite pour déployer habilement plusieurs stratégies de communications successives. Pendant la guerre civile libanaise, il est intervenu dans le conflit en clamant qu’il allait protéger les chrétiens (déjà !), et rétablir la paix chez son voisin – en réalité, c’était pour mieux l’asservir. Lors de l’accession au pouvoir de Bachar el-Assad, en 2000, il l’a présenté comme un dirigeant respectable et prometteur : parlant un anglais parfait, ophtalmologiste à Londres (au St Mary’s Hospital, lieu de naissance du « Royal Baby » cet été), où il rencontra sa femme Asma, une élégante Britannique d’origine syrienne allant tête nue, qui fut la caution « glamour » du couple, notamment lors de leur visite d’Etat en France, au 14 juillet 2008, une époque pas si lointaine, où le monstre d’aujourd’hui semblait pourtant fréquentable. Puis, avec la guerre civile actuelle, le régime joue la carte du rempart contre l’islamisme, sachant les opinions publiques européennes sensibles à cet endroit.
Pourtant, les services secrets syriens ont largement contribué à faire basculer la rébellion dans l’extrémisme religieux : en 2002, ils permirent l’installation en Syrie de militants islamistes, qui attendirent la chute du régime irakien voisin pour aller organiser la guérilla anti-américaine. Parmi eux, Abou Moussab al-Zarqaoui, futur responsable d’Al-Qaïda en Irak, tué en 2006. Vers 2007-2008, Damas s’inquiéta du danger potentiel de ces militants sur son sol, et commença à les pourchasser : c’est ainsi que Nicolas Sarkozy, conseillé par Claude Guéant, vit en Bachar el-Assad un allié utile, qui pourrait intercepter les candidats français au Djihad actifs dans la région. Puis, dès le début de la guerre civile en 2011, les Syriens relâchèrent massivement les islamistes qui croupissaient en prison, dans l’espoir qu’ils rallient la rébellion, au départ, d’origine sociale et politique, et qu’ils l’islamisent. Il serait alors plus facile de se présenter comme le garant de l’ordre et de la protection des minorités. Pari gagné.
Il ne faut donc être lucide sur la nature véritable du régime syrien, et n’avoir aucune tendresse pour lui, fût-il une alternative à l’ordre américain au Moyen-Orient. La Syrie moderne s’est de plus faite contre la France. Le fondateur du Parti Baas, Michel Aflak, syrien né dans une famille chrétienne et sorbonnard dans les années 1930, était un agitateur nationaliste contre l’administration coloniale. Rappelons que le Baas, qui prit le pouvoir en Syrie et en Irak, visait l’unité de la nation arabe, la laïcisation de l’Etat, et l’égalité de traitement homme-femme, et entre le musulman et le non-musulman. Michel Aflak considérait cependant que l’Islam était le fondement de la nation arabe, et demandait aux chrétiens de se soumettre à ce paradigme [1].
C’est au Liban, terre d’influence française, que les intérêts de Paris et de Damas entrèrent en collision frontale. Les services secrets planifièrent l’assassinat de l’ambassadeur de France à Beyrouth en 1982, et l’attentat contre les parachutistes français du poste Drakkar à Beyrouth en 1983 (58 morts). Mitterrand et Chirac se méfièrent du régime syrien, une tradition brièvement rompue par Nicolas Sarkozy, qui, comme pour Kadhafi, brûle aujourd’hui ce qu’il a porté aux nues hier.
Le tableau ne serait pas complet sans préciser que le régime syrien ne tient que grâce à l’appui de l’Iran, et non de la Russie, vieille allié depuis les années 1950, qui a certes une base navale à Tartous, mais qui se borne à soutenir par défaut des individus qu’elle a formés et qu’elle connaît. L’Iran dispose de troupes à l’action sur le sol iranien, ainsi que de miliciens chiites du Hezbollah libanais : ces supplétifs ont permis à l’armée syrienne de reprendre l’avantage sur tous les fronts jusqu’à ce jour.
L’Iran considère en effet la Syrie comme une pièce maîtresse de son influence régionale : elle permet de tendre la main au Hezbollah, et de former un axe solidaire face aux Américains, et aux musulmans sunnites, dont les monarchies pétrolières du Golfe sont les parrains financiers et idéologiques.
On nous a planté le décor : d’un côté, la dictature cruelle, de l’autre, la valeureuse rébellion démocrate, avec sa romantique « Armée syrienne libre » (ASL), et son officielle Coalition nationale syrienne, reconnue par les Occidentaux, la Turquie et les pays du Golfe.
Cependant, les services de renseignement américains admettent à demi-mot qu’il n’y a pas une armée rebelle en Syrie, mais qu’il en existe plus de 1200 ! Parmi eux, les islamistes, locaux ou étrangers (dont une centaine de Français, selon plusieurs sources), ont pris une importance considérable, notamment grâce à l’argent illimité de l’Arabie Saoudite et du Qatar, ainsi que l’appui logistique de la Turquie voisine, et de l’Occident. L’ASL, composée de déserteurs de l’armée régulière, est obligée de collaborer à certains endroits avec les islamistes. Dans d’autres, elle est tout simplement étrillée par ces Guerriers de l’Islam, qui s’inscrivent dans la tradition des "guerres saintes" des dernière décennies : l’Afghanistan, la Tchétchénie, la Bosnie, le Kosovo, l’Irak... La Syrie est devenu le nouveau foyer du djihadisme, qui risque de s’étendre à la région s’il parvient à renverser le régime de Damas.
Les islamistes, qui sont loin de former un bloc homogène, occupent par ailleurs une place prépondérante dans l’opposition syrienne à l’étranger. La source principale des médias occidentaux fut longtemps l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé à Londres, et animé par les Frères musulmans. C’est dire l’objectivité de certaines informations de ce conflit médiatique : les uns et les autres rivalisent de vidéos d’atrocités et d’articles effrayants pour se présenter en victimes. Du soldat syrien éventré par un chef rebelle à la récente attaque supposée au gaz chimique, c’est une surenchère qui n’en finit pas.
Les Américains, rejoins par les Britanniques et les Français, unis dans leur intérêt de voir la chute du régime syrien pro-russe et pro-iranien, décidèrent d’agir plus visiblement et plus officiellement (ils encadraient déjà les rebelles dans des camps d’entraînement en Jordanie) quand arriva l’attaque au gaz dont tout le monde parle. Que ce soit le fait du régime ou non, toutes les hypothèses sont envisageables, mais les Occidentaux ont choisi celle qui leur permettait de justifier une intervention militaire contre Damas.
Seulement, les opinions publiques, même gavées de télévision et bons sentiments, sont lasses des guerres prétendument humanitaires. Leur scepticisme gagne les politiques : alors que François Hollande voit son bellicisme approuvé par Jean-François Copé (comme quoi, l’UMPS n’est pas un vain mot), David Cameron à Londres a fait face à une telle opposition qu’il a perdu, à 12 voix près, le vote de la Chambre des Communes lui autorisant l’intervention militaire. Lâché par son serviteur britannique, Barack Obama, lui-même peu enclin à l’action, modère donc le discours de son entourage, beaucoup plus va-t-en guerre que lui, et compte soumettre la question au Congrès : que celui-ci le censure, ou lui donne carte blanche, il sera dans une position délicate.
Dans tous les cas, il apparaît qu’après l’hystérie de ces derniers jours, où l’on vit un journal bobo annoncer stupidement « J-2 avant les frappes », le régime syrien a gagné un nouveau répit. Il est possible que se vérifie la prophétie confiée l’année dernière à l’auteur de ces lignes par un vieux chrétien arabe de Jérusalem, quand la presse prévoyait déjà la chute imminente de Damas : « Bachar el-Assad restera au pouvoir encore des dizaines d’années ». A quel prix, est-on tenté d’ajouter. Sauf si les Etats-Unis, poussés par l’Arabie Saoudite et Israël (qui ne souhaite pas voir le régime syrien être remplacé par des islamistes, mais qui veut dans le même temps qu’un message fort soit envoyé à l’Iran), décident de persévérer dans leur entreprise guerrière.
Quant à la France, elle suivra toute consigne émanant de Washington. Depuis Nicolas Sarkozy, notre pays s’est complètement aligné sur la conception américaine erronée du monde. On parle d’un débat à l’Assemblée nationale, mais sans vote, comme si la question était réglée. Avouons qu’il y a quelque chose de scandaleux dans le fait d’entendre des pontes socialistes de 2013 invoquer ce qui reste de De Gaulle dans la Constitution pour pouvoir se rallier aux Américains : le Général voulait principalement préserver l’acte régalien d’engager l’armée des pressions américaines, et de leurs relais parmi les parlementaires de la IVe République (dont la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste). Aujourd’hui, c’est l’inverse : c’est l’exécutif qui s’aligne sur la Maison-Blanche, et c’est le législatif qui pourrait le contrecarrer.
« Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être » poursuivait Charles De Gaulle dans son récit du Proche-orient. Il avait raison : on ne peut rester hors de ce qui se passe dans le coeur battant du monde, surtout quand un pays veut conserver son rang international. Mais à condition de ne pas y plaquer des conceptions simplistes, et de ne pas se laisser entraîner dans de vains combats qui ne sont pas les nôtres.
[1] Il demanda d’ailleurs à être enterré selon le rite musulman, à Bagdad en 1989, où il était en exil. En effet, le Parti Baas syrien et le Parti Baas irakien s’étaient mutuellement excommuniés. L’Irak de Saddam Hussein se voyait seul pays capable d’impulser l’unité arabe, un objectif qu’avait abandonné la Syrie. Pour nuire à son frère ennemi irakien, Damas s’allia avec Téhéran pendant la guerre Iran-Irak, puis avec les Etats-Unis, lors de la guerre du Golfe.
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