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L’évêque, « tueur de dragons »

Durant toute la première moitié du Moyen Âge, l’évêque est le personnage le plus important de la cité : il a la responsabilité spirituelle autant que politique de ses habitants. Il a hérité des structures administratives de l’Empire romain mais doit composer avec les nouvelles réalités du pouvoir, à savoir les royautés « barbares », au sein desquels il joue un rôle de protecteur, parfois très concret, de la communauté chrétienne. La littérature hagiographique – la plus abondante au Moyen Âge – a mis en évidence ce rôle à travers un épisode particulier : celui de la mise à mort d’un reptile. Il s’agissait d’un épisode dont la valeur fondatrice et symbolique ne doit pas être minimisée. La mort d’un serpent ou d’un dragon marquait en effet la christianisation d’un lieu et, corollaire, sa conversion à l’Église et la foi. Pour cette raison, on retrouve beaucoup de saints sauroctones (littéralement « tueurs de reptiles », en grec) parmi les évêques évangélisateurs et premiers princes de leur diocèse. La liste est longue, et le « reptile » est souvent devenu plus célèbre dans leur région que l’évêque qui l’a mis à mort : le Graoully de Clément de Metz, la Gargouille de Nicaise et Vigor, en Normandie, la Goule d’Hilaire de Poitiers…

Le choix du dragon pour mettre en valeur l’évêque n’a rien d’étonnant : sa symbolique est riche et remonte à l’Antiquité ; au Moyen Âge, il figure le péché dans toute sa monstruosité et incarne le démon et le paganisme. L’inspiration est biblique : la Genèse, les Psaumes et l’Apocalypse font tous mention du serpent-dragon comme incarnation du Mal. Dans ce dernier livre, saint Jean décrit ainsi la lutte du Dragon, l’autre nom de Satan, et de la Bête contre l’Agneau (Ap. XII, 1-14 ; 20). Le dragon, enchaîné pour mille ans, revient finalement pour le combat final et, vaincu, doit céder sa place à Dieu et son règne. Les dragons qui sont tués par l’archange saint Michel et saint Georges de Lydda ne sont que des images de ce dragon apocalyptique.

L’épisode de la sauroctonie dit ainsi beaucoup du rôle de l’évêque dans l’imaginaire chrétien antique et médiéval. D’abord, celui de missionnaire et de défenseur de la foi. De fait, cet épisode se retrouve dans les plus anciens Actes apocryphes d’apôtres, comme ceux grecs de Philippe, rédigés au Ve siècle : on peut y lire sa lutte contre un dragon qui venait de sortir de la statue du dieu Mars, dans un temple scythe ; il protégea ainsi les païens qui s’y trouvaient. La situation est identique dans la légende de l’évêque Marcel de Paris, qui vécut au IVe siècle : le dragon venait de dévorer une femme noble adultère. Un article célèbre du médiéviste Jacques Le Goff, portant sur la légende de saint Marcel de Paris, est longuement revenu sur les héritages multiples de la figure du dragon et sur la signification de l’épisode de la sauroctonie, à travers le récit du poète Venance Fortunat [1]. Le dragon, figure du vice, attaque les païens et les pécheurs, et l’apôtre comme l’évêque doit conquérir le lieu par la mort ou l’expulsion du dragon. L’évêque, par ce meurtre rituel, lequel prend la forme d’une prière, une exhortation et un signe de Croix, exorcise le lieu et le consacre au culte chrétien. Saint Clément, au IIIe siècle, soumet le Graoully à Metz en l’enserrant dans son étole, tandis que Marcel de Paris frappe de sa crosse épiscopale le dragon. La victoire de l’évêque se manifeste par la construction d’une église et le baptême des populations présentes.

L’évêque sauroctone est ainsi l’héritier du « héros civilisateur » antique [2]. On a en effet remarqué que ces légendes situaient les dragons à l’écart du monde des humains, dans des lieux en périphérie qu’il était impératif de « purifier » pour les rendre habitables : le désert, les marais, les rives d’un fleuve ou la forêt. La sauroctonie apparaît ainsi comme un combat contre l’inhumain, ce qui est en-dehors des limites de la ville, au-delà des limites du bien. Ce combat sacralise le territoire par le « domptage » des puissances maléfiques qui y résidaient. L’évêque est donc à la fois un « civilisateur » et un héros libérateur : il expulse les forces hostiles et agrandit le territoire de son diocèse, en répandant la foi chrétienne. La preuve en est que beaucoup de ces évêques, au lieu de tuer le dragon, l’ordonne de partir loin des hommes : dans le désert, « l’abîme » ou l’océan. Ainsi, le dragon que saint Marcel affronte, habite dans les faubourgs parisiens, qui étaient alors des lieux marécageux, tandis que le Graoully se jette, sur l’ordre de saint Clément, dans la Seille, rivière en bordure de Metz. Tous ces « non-lieux » marquent une frontière infranchissable, une limite entre le territoire des hommes, que l’évêque ouvre à la « civilisation », et l’espace du chaos, inconnu et foyer de tous les monstres diaboliques. Selon Jacques Le Goff, le dragon apparaît alors comme une figure actualisée du genius loci antique, les divinités tutélaires d’un lieu, qui marquait aussi, durant l’Antiquité, le caractère sauvage de milieux inhospitaliers.

Cette conquête du lieu et l’extermination du dragon reviennent à l’évêque car c’est à lui, en tant que « gardien » (episcopus), qu’appartiennent la charge de la communauté chrétienne, l’administration du diocèse et le salut collectif de ses ouailles. L’exorcisme qu’il accomplit, durant la sauroctonie, est fait en présence de tout le peuple : il s’agit d’une prière ecclésiale, en ce sens qu’elle engage toute l’Ecclesia. Ainsi, l’évêque n’est pas seulement episcopus, il est aussi pontifex, selon son premier titre, soit « celui qui établit des ponts » - entre Dieu et les hommes, entre la communauté et ses croyances. L’évêque montre le mal, incarné par le dragon, identifie sa nature diabolique, puis le détruit ou l’exclut, en présence des chrétiens. La figure même du dragon, animal maléfique légendaire, nécessite une puissance divine, surnaturelle, qui n’appartient qu’à un amicus Dei  : le saint évêque. Celui-ci devient ainsi le patron de la communauté, c’est-à-dire son protecteur.

Aujourd’hui, la question qu’un chrétien peut légitimement se poser est donc la suivante : les évêques les protègent-ils toujours du mal et sont-ils encore les guides de leur communauté ? En d’autres termes : sont-ils les dignes successeurs des « tueurs de dragons » ?


[1J. Le Goff, « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel et le dragon », Pour un autre Moyen Âge, 1999 (1985), p. 229-279.

[2Rappelons que la mythologie grecque a aussi son lot de héros fondateurs « sauroctones », tel Cadmus, fondateur de la cité de Thèbes, ou encore Hercule, vainqueur de l’Hydre de Lerne, à qui l’on attribuait la fondation de plusieurs cités, dont Abdère.

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