L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.
Et vous serez tous en haine à tous à cause de mon nom ; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé [1].
La vie est semblable à une mer tumultueuse : on ne peut y naviguer sans risquer de se perdre [2]. C’est ce désordre et cette agitation que le Christ a dominés lorsqu’il a marché sur les eaux battues par le vent [3]. La vie de l’homme est une continuelle tentation [4], et le Chrétien ne peut manquer de faillir s’il ne se préserve de toutes ces séductions que le monde présente comme le bonheur suprême : les plaisirs, les richesses, les honneurs, la renommée et le pouvoir. C’est précisément dans la résistance à ces mensonges que constitue le combat du Chrétien, conscient que cette vie passe, et qu’aucune félicité terrestre ne peut véritablement satisfaire [5].
Ainsi, le Chrétien pleure, non pas parce qu’il serait désespéré : au contraire, ce sont des larmes de gratitude car il se sait aimé plus que quiconque, et à mesure que naît dans son cœur une douce espérance, ses larmes deviennent exquises. Accablé par l’iniquité de notre siècle, il lui arrive de vaciller tandis que sa croix, tenu d’une main trop tremblante, finit elle aussi par choir. La laideur de cette époque, la misère des hommes et leurs abjections, tout ceci grève et excède le Chrétien qui, comme le Christ, ne peut s’empêcher de pleurer avec noblesse, sobrement [6]. Dans cette vallée de larmes, il ne nous reste plus que la prière et l’espérance, convaincu que Dieu essuiera toute larme de nos yeux (Ap. XX, 1-4), et que les malheureux seront consolés (Mt 5, 4).
Cette espérance confère au Chrétien une force qui pourrait, paradoxalement, s’apparenter à celle du désespoir. Ce sursaut s’apparente à un cri, le cri poussé par l’homme à bout, excédé, celui du Psaume 129 : Des profondeurs, je crie vers Toi, Seigneur. Révolté contre le présent, duquel il n’attend plus rien [7], le Chrétien semble ainsi saisi par une ardeur nouvelle qui le pousse, malgré toute la malveillance du monde, à mener jusqu’au bout un combat, le combat du Chrétien.
Mais ce sursaut spirituel nécessite un second principe pour s’accomplir pleinement. La Chrétien a en effet une vision sacrale du monde : rien n’échappe à l’idée que le divin est partout chez soi, et que tout est support à l’influence invisible d’un Tout Autre radicalement supérieur. C’est cette présence qui devient l’objet d’une terreur sacrée, cette intuition qui porte le Chrétien vers une transcendance, cet appel invincible qui le porte à exterminer son Moi dans l’Absolu divin. Pour ce faire, le Chrétien s’efforce de « retrancher toute chose [8] », pour ne laisser subsister que l’Être et se rapprocher ainsi de Celui qui Est.
Dès lors, parce qu’il a fait le choix de l’éternel et du Créateur plutôt que du périssable et de la créature, le Chrétien constitue une anomalie visible du monde moderne et se voit parfois affublé de l’infamant nom de « fanatique ». Il est certain que sa foi surprend parce qu’elle semble sortie d’un autre monde, et comment pourrait-il en être autrement puisque cette dernière est une vertu surnaturelle ? Or l’expérience la plus commune démontre que le spirituel constitue ce qu’il y a de plus fort et de radical dans l’existence : car on peut détruire la chair, mais on ne peut anéantir une âme. On vient à bout d’un corps, mais on ne peut venir à bout d’un esprit déterminé. Si bien que le Seigneur nous demandait de ne pas craindre ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps. [9]
La radicalité caractérise donc le Chrétien car il entend suivre Celui dont l’intransigeance l’a mené à la mort sur une croix. Ainsi, le combat spirituel que mène le Chrétien contre le monde ne peut être qu’acharné, dans la mesure où, comme son Maître, il veut le mener jusqu’au bout. Est-ce à dire que le Christ aurait été ce que nous appelons communément un « jusqu’au-boutiste [10] » ? Peu s’en faut, si cette appellation n’était pas trop vulgaire pour désigner Notre-Seigneur. Car jamais il ne s’est contenté d’un compromis et, apportant la Vérité, il n’a pas refusé de mourir pour elle. Et le Chrétien participe du même mouvement lorsqu’il porte les choses divines au-dessus des biens temporels.
Une anecdote rapportée par Joinville, dans sa Vie de Saint Louis, illustre bien cette « vision sacrale » du monde. Nous sommes en 1270 et l’armée du roi de France, dont le chroniqueur fait partie, était alors en croisade en Égypte. Le camp, installé sur les rives du Nil, fut bientôt frappé par une épidémie. Joinville, lui-même malade, assista un jour à la messe de son lit, sous sa tente. Toutefois, en pleine consécration, le prêtre qui célébrait l’office fut frappé par le mal qui décimait le camp : il chancela. Joinville sauta aussitôt de son lit « sans chausses » et le prit dans ses bras ; il l’invita alors à finir « tout doucement et tranquillement sa consécration ». Puis, poursuivant son récit : « Il revint à lui et fit sa consécration et chanta entièrement sa messe jusqu’au bout ; et jamais depuis il ne chanta [11] ». Aujourd’hui un tel geste serait incompréhensible : on accuserait Joinville d’irresponsabilité, et devant un malaise, tout un chacun aurait appelé un médecin plutôt que de dire au souffrant : « achevez votre sacrement [12] » . Cependant, pour un Chrétien, cette anecdote revêt un sens fort : la supériorité radicale du sacré (en vertu de son efficience surnaturelle) sur le reste nécessite d’aller jusqu’au bout de ce qu’exige la foi. Peu importe l’homme, peu importe sa vie : en cette situation, elle a infiniment moins de valeur que Dieu, son Fils et son Saint Sacrifice [13]. Le combat Chrétien donc, qui avait trouvé son impulsion dans un sursaut d’espérance, possède comme principe cette vision sacrale, qui en constitue le cœur, mais aussi la force.
Ce jusqu’au-boutisme nous interdit de fuir, car la fuite n’est rien d’autre qu’un compromis qui se cache. Pour mener le combat jusqu’au bout, il nous faut donc cultiver la force, vertu cardinale que l’on confond trop souvent avec la violence - dans l’espoir de discréditer ce qui, avec les vertus théologales, rend le Chrétien à la fois téméraire et invincible. Pour illustrer cette idée, nous ne résistons pas à l’envie de citer un grand auteur français, Chateaubriand, même s’il n’a rien d’une référence doctrinale :
La véritable religion nous enseigne que ce n’est pas par la force du corps que l’homme se doit mesurer, mais par la grandeur de l’âme. D’où il résulte que le plus faible des chevaliers ne tremble jamais devant un ennemi ; et, fût-il certain de recevoir la mort, il n’a pas même la pensée de la fuite. Cette haute valeur est devenue si commune, que le moindre de nos fantassins est plus courageux que les Ajax, qui fuyaient devant Hector, qui fuyait à son tour devant Achille […]. Au combat, une sainte et majestueuse valeur, inconnue aux guerriers d’Homère et de Virgile, anime le guerrier Chrétien.
[14]
Le Chrétien, ne craignant rien, engage ainsi une lutte incessante, réjouie, se glorifiant dans les tribulations (Ro V, 3-5), et ne redoutant rien de l’issue du combat. Car lorsque la cause pour laquelle on combat est juste, l’issue du combat ne peut pas être mauvaise [15]. Sa défaite même le glorifie, car échouer en luttant pour Dieu, il n’y a là que gloire, et point d’échec.
Le fidèle toujours militant dans la vie, toujours aux prises avec l’ennemi, est traité par la religion dans sa défaite, comme ces généraux vaincus, que le Sénat romain recevait en triomphe, par la seule raison qu’ils n’avaient pas désespéré du salut final.
[16]
Ce que célèbrent ces auteurs, c’est donc le jusqu’au-boutisme du Chrétien, sa volonté de braver tous les dangers, certain que l’issue vers lequel il s’achemine ne peut être que juste. Et la fermeté du Chrétien le maintient droit dans toutes les épreuves et tous les dangers ; le martyre nous en donne le plus grand exemple :
Il revient à la force de confirmer l’homme dans le bien de la vertu contre les dangers, et surtout contre les dangers de mort qu’on rencontre à la guerre. […] Aussi S. Cyprien dit-il dans un sermon : "La multitude voit avec admiration ce combat céleste, elle voit que les serviteurs du Christ ont tenu bon dans la bataille, avec une parole hardie, une âme intacte, une force divine." Aussi est-il évident que le martyre est un acte de la vertu de force, et c’est pourquoi l’Église applique aux martyrs cette parole (He XI, 34) : "Ils ont été forts dans le combat."
[17]
À parler de périls et de danger, on pourrait s’imaginer que le combat du Chrétien représente un périple aventureux et impossible. Pourtant, et contre toute attente, notre combat consiste simplement à vivre chrétiennement. Il s’agit de garder et de faire voir un « mode de vie [18] » qui soit entièrement et véritablement catholique ; et pouvons-nous imaginer une action plus subversive ? Car vivre chrétiennement est une résistance d’ordre moral et spirituel qui surpasse toutes les violences. C’est se poser en contradiction, à temps et à contretemps, face à une société déréglée qui nie jusqu’à l’existence de l’âme. C’est attaquer en supportant« Comme nous l’avons dit, l’acte principal de la force, c’est de supporter ; c’est de cela que relève le martyre, non de son acte secondaire qui est d’attaquer. » [19]. Et cela se fait d’abord par l’idée, par un état d’esprit, un mode de vie inspiré par la vision sacrale du monde : ce qui s’inscrit en faux.
Et ce combat, aussi ordinaire qu’il est puissant, doit s’achever dans sa consumation. Il brûle, car si le combat du Chrétien est opiniâtre et obstiné, il connaît cependant un terme : ce combat sans fin n’est pas sans but, et ce but, c’est Dieu, ou le dépassement de l’homme.
"Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé." (Mt 10, 22). Il en est beaucoup, en effet, qui, pleins d’ardeur dans les commencements, perdent insensiblement toute leur force ; c’est pourquoi le Sauveur demande la persévérance jusqu’à la fin. […] Saint Jérôme dit : ‘‘Le caractère propre de la vertu, ce n’est pas de commencer, c’est d’achever.’’ Remarquez que le mot fin ne signifie pas toujours la destruction d’une chose, mais quelquefois sa perfection, comme dans ce passage : "Le Christ est la fin." (Rm 10.) On peut donc adopter ce sens : "Celui qui persévérera jusqu’à la fin", c’est-à-dire dans le Christ. — S. Aug. (Cité de Dieu, liv. 21, chap. 25.)
Le combat que mène le Chrétien est avant tout une lutte contre soi-même, une guerre dans laquelle l’âme tente de se purifier de ses inclinations viciées et de dépasser ce que l’homme peut avoir de plus charnel. Depuis saint Paul [20], toute une littérature pastorale a multiplié les exhortations en ce sens, mais cet appel au combat spirituel ne date pas de la Révélation ; les philosophes grecs en faisaient déjà mention :
La victoire sur soi-même est de toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où l’on succombe à ses propres armes est ce qu’il y a tout à la fois de plus honteux et de plus lâche. Et cela montre bien qu’une guerre se livre en chacun de nous contre nous-mêmes.
[21]
C’est par cette lutte contre soi-même que nous pouvons pacifier notre âme, en l’expurgeant des passions, et saint Augustin n’hésite pas à affirmer qu’une telle guerre est toujours préférable à la fausse paix :
Il faut donc accepter cette promesse comme un gage et vivre dans l’espérance, en faisant chaque jour de nouveaux progrès et mortifiant par l’esprit les mauvaises inclinations de la chair (Rom 8, 13). […] Et nul de doit être assuré d’avoir passé du premier état au second, s’il ne possède cette paix qu’il poursuit à travers les combats que la chair livre contre l’esprit et l’esprit contre la chair (Gal 5, 17). […] Il vaut mieux combattre le vice que de le laisser régner sans combat, et la guerre, accompagnée de l’espérance d’une paix éternelle, est préférable à la captivité dont on n’espère point sortir […]. Nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pénible qu’il puisse être, qu’une fausse paix achetée par l’abandon de notre âme à la tyrannie des passions.
[22]
En ce sens, la paix de l’âme se conquiert, mais elle n’est donnée que par Dieu [23]. La mortification peut ainsi apparaître comme une propédeutique à ce dépassement final [24] ; rien d’étonnant qu’elle ait été une pratique d’ascèse si répandue dans les milieux monastiques d’antan. L’exemple en est aussi donné par les Écritures mêmes : Jean-Baptiste offre le modèle d’une vie ascétique, vivant au désert et se nourrissant de sauterelles [25]. N’y a-t-il pas là une discipline implacable par laquelle l’homme, se dépassant, surpasse la fortune et vainc le monde ? [26]
Mais le dépassement de l’homme par l’homme, cette volonté inextinguible d’aller jusqu’au bout de sa foi, trouve son accomplissement le plus parfait dans le sacrifice de soi. Le sacrifice est sensé, car il transforme le corps en oblation et la vie en offrande. En effet, le Chrétien vit et meurt pour le Christ : il ne peut concevoir autrement son existence que comme un long sacrifice pour Celui qui est à l’origine même de l’Être. Et rien de cela ne lui semble excessif, puisqu’il s’agit de mourir pour le Principe de toutes choses :
Le sacrifice extérieur est le symbole du vrai sacrifice intérieur de l’âme qui s’offre elle-même à Dieu. Et notre âme s’offre à Dieu, comme à son principe créateur, l’auteur de son agir et la fin de son bonheur : toutes choses qui ne conviennent qu’au premier Principe des êtres.
[27]
C’est tout le sens de l’acte du martyre : on est frappé de voir à quel point, dans les Vies de saints, le martyre apparaît comme une évidence. Pour le Chrétien face à ses juges, c’est comme s’il ne pouvait choisir une autre voie que celle qui le mène à la mort pour la Foi. Car il n’y a rien de préférable que de rendre au Créateur ce que sa bonté infinie nous a donné [28]. Il n’y a rien de plus beau que de mourir pour les Transcendantaux qui sont les hypostases de l’Intellect divin. L’acte du martyre est ainsi un acte profondément métaphysique, et c’est en cela qu’il est le plus parfait, car il dépasse l’homme en acceptant de sacrifier son corps pour la Vérité [29].
On montre d’autant plus d’amour pour une chose que, pour elle, on méprise ce qu’on aime le plus en choisissant de souffrir ce qu’il y a de plus haïssable. Or il est évident que, parmi tous les biens de la vie présente, l’homme aime suprêmement cette vie même, et au contraire hait suprêmement la mort elle-même, surtout quand elle s’accompagne de supplices. De ce point de vue, il est évident que le martyre est par nature le plus parfait des actes humains, comme témoignant de la plus grande charité selon cette parole (Jn 15, 13) : "Il n’y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis." [30]
Toute l’histoire du catholicisme est nourrie par le sacrifice glorieux des martyrs : ils sanctifient par leur sang l’Église même. Des apôtres aux Carmélites de Compiègne, de Jeanne d’Arc aux martyrs de l’Ouganda, des martyres de Dèce à ceux de Nagasaki, cette histoire est grande. Et nous ne devons pas nous arrêter de témoigner de notre foi, car même si ce témoignage n’est plus sanglant, il exige autant d’intensité et de ferveur.
Si le Chrétien mène le combat jusqu’au bout, il arrivera au moment où, non content de réaliser sa pleine qualité d’homme, il la dépassera. Car toutes les créatures tendent à Dieu comme à leur fin dernière, et elles atteignent cette fin dans la mesure où elles participent à sa ressemblance [31]. En effet, la création des êtres (exitus) appelle un retour des êtres à leur Créateur (reditus). Ce dessein circulaire met en évidence le fait que Dieu est le principe de toutes choses, mais aussi leur fin, car il a imprimé un mouvement universel qui détermine et situe tout être et tout acte dans un processus qui émane de Lui et qui y retourne [32]. Ainsi, puisque Dieu est la fin de toutes choses, et que chaque être s’efforce de s’unir à Lui dans la mesure de ses possibilités, il est clair que l’homme doit pousser jusqu’au bout ses possibilités pour tenter précisément de dépasser l’homme qui est en lui [33]. Retrouver Dieu en soi, c’est faire mourir l’homme. Et comme il est une créature spirituelle, l’homme ne peut souhaiter une union plus ultime que celle qui se fait par l’acte intellectuel.
La connaissance de Dieu est donc la fin dernière de toute connaissance humaine et de tout agir humain. […] Le vrai est la fin et le bien de l’intelligence, et par conséquent la première vérité en est la fin derrière. Connaître la première Vérité qui est Dieu est donc la fin de tout l’homme, de toutes ses activités et de tous ses désirs ».
[34]
Le Chrétien persévère jusqu’au bout pour atteindre sa fin, et lorsqu’il l’atteint, il finit d’agir pour être pleinement. On peut ainsi exploiter les deux sens du mot fin : ce qui constitue son achèvement et ce qui le finit, ce qui le dépasse. Qu’il s’agisse de la sainteté, du martyre ou de la contemplation, ces dépassements de l’homme conduisent à Dieu qui est le bonheur ultime de l’âme.
Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n’est autre chose que l’union avec Dieu : c’est en le saisissant, si on peut dire, par un embrassement spirituel, que l’âme devient féconde. Aussi nous est-il ordonné d’aimer ce Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre vertu.
[35]
De fait, l’homme se dépasse par le combat chrétien, mais ce combat n’a de sens que parce qu’il connaît un terme : la vie éternelle. Alors le Chrétien quitte son enveloppe charnelle et retourne à son Créateur pour goûter une félicité nouvelle [36]. En vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort [37]. La vie éternelle ne peut se comprendre que lorsque l’on a « épuisé » l’homme dans toute sa potentialité : pour n’en tirer qu’un acte de pure contemplation dans lequel il est à bout, c’est-à-dire anéanti en tant qu’individualité, dissous dans la divinité. Et c’est dans cet acte pur que le Chrétien connaît la béatitude [38], qu’il connaît la Paix véritable.
Cette contemplation reste cependant encore imparfaite puisque l’Intellect ne peut encore saisir, tant qu’il est attaché à l’homme, les réalités divines que sont les substances séparées du sensible. Et comme la perfection d’un être est conforme au mode propre de sa substance, et que la substance intelligible la trouve dans l’indépendance à l’égard du sensible, il s’ensuit donc que le mode propre à la substance intelligible se situe au-dessus du mouvement et par conséquent au-dessus du temps [39]. C’est là sa perfection ultime [40]. La véritable félicité ne peut se trouver qu’à la fin de cette vie, au bout, lorsque l’homme sera entièrement dépassé dans son infirmité spirituelle :
Tout ce qui se meut vers une fin, tend naturellement à se stabiliser en cette fin et à s’y reposer, par exemple un corps qui par nature s’éloigne d’un lieu, n’y revient plus, si ce n’est sous une pression violente, contraire à son inclination. Or la félicité est la fin dernière que l’homme désire naturellement, aussi son désir naturel est-il de s’y installer ; et tant que cette félicité n’est pas atteinte et, avec elle, cette immobile stabilité, il n’est pas heureux ; son inclination naturelle ne goûte pas encore le repos. Quand donc l’homme touche à son bonheur, il acquiert pareillement une fixité et un repos : d’où cette pensée commune que la félicité comporte une stabilité. Or en cette vie rien n’est stable : tout homme, si heureux soit-il, y est soumis aux infirmités et aux infortunes qui paralysent l’action, quelle qu’elle soit, en laquelle il a placé son bonheur. La félicité dernière de l’homme est donc impossible en cette vie. […] On voit ici de part et d’autre l’angoisse de ces grands esprits, angoisse dont nous sommes libérés en admettant que l’homme peut après cette vie atteindre le vrai bonheur ; son âme immortelle survivra, et dans cet état elle connaîtra à la manière des substances séparées. La félicité dernière de l’homme sera donc après cette vie dans la connaissance de Dieu, propre à la substance séparée.
[41]
Saint Augustin dit encore que cette félicité dernière ne se trouve que dans la Cité sainte, dans la paix que procure la « claire vision » éternelle de Dieu [42]. Il apparaît donc bien que la mort représente la délivrance suprême du Chrétien et, sous bien des aspects, les clefs du bonheur semblent être aussi celles de saint Pierre, lui qui garde l’entrée du Paradis et ouvre la porte du Ciel à ceux qui ont suivi le Christ jusqu’au bout. Quant à nous, arrachés au sommeil, nous guettons l’aurore (Ps. 129), car la nuit est déjà avancée [43].
[12/2013]
[1] Matthieu X, 22. Et eritis odio omnibus propter nomen meum ; qui autem perseveraverit in finem, hic salvus erit.
[2] « Il est établi et fixé par une loi éternelle que rien d’engendré n’est stable ». Boèce, Consolation de Philosophie, II, 4.
[3] L’exégèse traditionnelle a établi la correspondance symbolique entre la mer et le siècle : c’est ainsi que Pierre, comme le Christ, a foulé de ses pieds la mer, et a donc commandement sur les hommes.
[4] Job VI, 1
[5] « Vous engagez de toute votre âme un violent combat contre tout état de la fortune pour empêcher qu’elle ne vous accable si elle triste, ou qu’elle ne vous corrompt si elle est agréable. » Boèce, Consolation de Philosophie, IV, 7. « La fatigue, les occupations qui viennent nécessairement se mêler en cette vie à notre contemplation – cette contemplation en laquelle consiste avant tout le bonheur de l’homme, si tant est qu’il y ait du bonheur en cette vie présente -, les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise notre vie d’ici-bas, montrent à l’envie que la félicité humaine, surtout celle de cette vie, ne peut se comparer à la béatitude de Dieu » Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 102.
[6] Remarquons la sobriété grammaticale du verset le plus court de tout l’Évangile : « Jésus pleura. » (Jean XI, 35).
[7] « Les vertus véritables ne savent pas mentir : tout ce qu’elles peuvent faire, c’est nous assurer que si nous espérons dans le siècle à venir, cette vie humaine, nécessairement misérable à cause de si innombrables épreuves du présent, deviendra un jour bienheureuse en gagnant du même coup le salut et la félicité. […] Il en est de notre bonheur comme de notre salut ; nous ne le possédons qu’en espérance ; il n’est pas dans le présent, mais dans l’avenir, pace que nous sommes au milieu de maux qu’il faut supporter patiemment, jusqu’à ce que nous arrivions à la jouissance de ces biens ineffables qui ne seront traversé d’aucun déplaisir. Le salut de l’autre vie sera donc la béatitude finale. » Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 4.
[8] C’était déjà l’enseignement de Plotin (« Retranche toutes choses »), dans l’idée que, si l’on supprime le manifesté, on ne retient que l’essence.
[9] Matthieu X, 28.
[10] Ce mot se trouve dans la Neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, dont nous recopions la définition : « XXe siècle. Dérivé de la locution jusqu’au bout. Personne qui va ou qui recommande d’aller jusqu’au bout d’une action entreprise et refuse tout compromis (s’emploie notamment dans les domaines militaire et politique). » Le « jusqu’au-boutisme » est défini comme suit : « Volonté acharnée d’aller jusqu’au bout de ses actions, de ses engagements ; obstination à suivre ses idées ou ses entreprises, quelles qu’en soient les conséquences. »
[11] Joinville, Vie de saint Louis, éd. et trad. J. Monfrin, Paris, 1995, Poche, 299-300, p. 323. Nous soulignons. L’anecdote est aussi reprise par R. Pernoud pour expliquer la mentalité médiévale et illustrer la hiérarchie des valeurs de la société occidentale à l’époque de l’inquisition et des croisades contre les cathares (R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Age, Paris, Seuil, 1979, p. 104.
[12] Ce récit nous apparaîtra d’autant plus scandaleux dans le contexte qui est le nôtre : il ne semble pas, en effet, que les médiévaux se souciaient beaucoup des gestes barrières et des mesures sanitaires. C’est aussi qu’ils n’avaient aucune idolâtrie de la vie, pour reprendre le titre du bref ouvrage d’Olivier Rey.
[13] Les exemples sont nombreux pour illustrer cette idée. Retenons en deux : en période de Peste Noire, la recherche d’une solution médicale et hygiénique avait de fait moins d’importance que de chercher à demander pardon à Dieu pour nos fautes et ainsi expier au mieux nos péchés. Dans les hospices, les Maisons-Dieu ou les aumôneries, on accueillait d’abord un malade par une confession avant de tenter de le guérir par la médecine.
[14] Chateaubriand, Le Génie du christianisme, GF, p. 278-279.
[15] Saint Bernard de Clairvaux, De laude novae militiae, trad. J. Richard, L’esprit de croisade, Paris, Cerf, 1969, p. 136-141.
[16] Chateaubriand, Génie du christianisme, t.1, 1803, p. 89.
[17] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-IIae, Q. 124, Art. 2 — De quelle vertu le martyre est-il l’acte ?
[18] Nous pourrions très efficacement définir ce mode de vie avec saint Augustin : « Par où se maintient en l’homme cet ordre équitable de la nature, que l’âme soit soumise à Dieu, les corps à l’âme, et ainsi l’âme et le corps à Dieu. » Cité de Dieu, XIX, 4.
[19] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-IIae, Q. 124, art. 2.
[20] Romains 8, 5 ; 6, 9. « Car le désir de la chair, c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, puisque le désir de la chair est inimitié contre Dieu. » « Ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du Royaume de Dieu »
[21] Platon, Les Lois, I, 626e.
[22] Saint Augustin, Cité de Dieu, XXI, 15.
[23] « En cette vie, nous ne voyons point encore notre bien, de sorte que nous le devons chercher par la foi, n’ayant pas en nous-mêmes le pouvoir de bien vivre. […] C’est en tous cas une étrange vanité d’avoir placé leur béatitude ici-bas, et surtout de l’avoir fait dépendre d’eux-mêmes. La Vérité se rit de cet orgueil, comme dit l’apôtre Paul : « Le Seigneur connaît les pensées des sages et il sait qu’elles sont vaines » (I Cor. 3, 20). Car quel fleuve d’éloquence suffirait à dérouler toutes les misères de cette vie ? […] Dieu nous garde de croire, déchirés que nous sommes par cette guerre intestine, que nous possédions déjà la béatitude qui doit être le fruit de notre victoire. » Saint Augustin, Cité de Dieu, XIX, 4.
[24] « Goutez les choses d’en haut, et non les choses de la terre ; car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Faites donc mourir vos membres sur la terre : la fornication, l’impureté, la luxure, les mauvais désirs, et l’avarice, qui est une idolâtrie. Choses pour lesquelles la colère de Dieu vient sur les fils de l’incrédulité. » Colossiens 3, 2.
[25] Matthieu III, 4.
[26] « Quiconque est serein et a une vie bien ordonnée, a foulé aux pieds la superbe du destin et, l’une et l’autre fortune sous les yeux, a pu garder la tête droite et invincible. » Boèce, Consolation de Philosophie, I, 4.
[27] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 120.
[28] « Il est bon pour moi de mourir dans le Christ Jésus, plus que de régner sur les extrémités de la terre. » St Ignace d’Antioche, cf. CEC 1010. L’Acte de charité insiste également sur le fait que Dieu est aimable par-dessus-tout : « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur, et par-dessus toutes choses, parce que vous êtes infiniment bon et infiniment aimable, et j’aime mon prochain comme moi-même pour l’amour de vous. »
[29] « On vient de le dire, les martyrs sont comme des témoins parce que leurs souffrances corporelles subies jusqu’à la mort rendent témoignage non à une vérité quelconque, mais à la vérité religieuse que le Christ nous a révélée, aussi sont-ils appelés martyrs du Christ, comme étant ses témoins. Telle est la vérité de la foi. » Somme théologique, II-IIae, Q. 124, art. 5.
[30] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-IIae, Q. 124, art. 3, « la perfection de l’acte du martyre »
[31] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, III, 25. « Tout être tend, comme sa fin propre, à ressembler à Dieu. »
[32] D’inspiration néo-platonicienne, cette idée d’exitus-reditus fut développée par les théologiens pour expliquer la logique et le plan de la Somme théologique.
[33] Selon Boèce, l’enseignement de Pythagore était le suivant : « Suis la divinité ». « Il ne convenait pas que je cherchasse la protection des personnes les plus misérables, moi que tu [la Philosophie] préparais à cette élévation : me rendre en tout point semblable à Dieu ». Consolation de Philosophie, I, 4.
[34] Somme contre les gentils, III, 25. « La fin dernière de l’homme consiste donc à connaître Dieu de quelque manière que ce soit.
[35] Saint Augustin, Cité de Dieu, X, III.
[36] Nous pouvons définir cette « félicité » à travers l’idée de Souverain Bien, dont nous donnons une définition claire de saint Augustin : « Le souverain bien, c’est-à-dire l’objet auquel nous rapportons toutes nos actions, celui que nous désirons pour lui-même et non en vue de quelque chose, de sorte qu’en le possédant il ne nous manque plus rien pour être heureux. C’est le bien final, source du bonheur, dernier terme de toutes les actions, et qui ne laisse rien à désirer au-delà de soi. » Cité de Dieu, VIII, 8.
[37] Jean IX, 51
[38] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 37, « La félicité dernière de l’homme dans la contemplation de la vérité. »
[39] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, 55.
[40] « Or aimer Dieu est la suprême perfection de la créature raisonnable : c’est par là qu’elle s’unit d’une certaine manière à Dieu » Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 80.
[41] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, 48, « Comment la félicité dernière de l’homme n’est pas dans cette vie ».
[42] « Mais il y a une autre paix, qui est propre à la Cité sainte, et celle-là, nous en jouissons avec Dieu par la foi, et nous l’aurons un jour éternellement avec lui par la claire vision. Ici-bas, au contraire, la paix dont nous jouissons, publique ou particulière, est telle qu’elle sert plutôt à soulager notre misère qu’à procurer notre félicité. » Saint Augustin, Cité de Dieu, XIX, 27.
[43] Romains XIII, 11-12. « C’est l’heure désormais de vous arracher au sommeil ; le salut est maintenant plus près de nous qu’au temps où nous avons cru. La nuit est avancée. Le jour est arrivé. Laissons là les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière. »
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