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Il apparaît profitable à ce dossier sur le travail et le capital d’attirer l’attention vers un opuscule méconnu de M. Léon Bloy. Le Sang du pauvre, dit Juan Asensio, est l’un des textes les plus beaux et les plus intimes qu’ait produit le désespéré. Sa lecture ne laisse pas d’autres choix que d’adhérer au constat du critique. Trempé dans les chaudes laves d’une rationnalité mystique qui dépasse complètement le ratiocinage ordinaire, Le Sang du pauvre traite de la misère et de l’Argent avec une sagesse proprement flamboyante.
Il est futile d’envisager la noirceur du monde fiché dans un fauteuil. Victor Hugo osa l’orgueilleuse entreprise, et aucun pauvre n’est dupe. Il avait la palabre de ceux qui n’en sont pas et maîtrisait les jérémiades charlatanesques de parlementeur ; il cautionnait son millénarisme caïniste en s’entourant de misérables savamment contrefaits, pour faire pleurer la bourgeoise et l’extraire illusoirement du quotidien exigeant de sa totale, théâtrale et ascétique oisiveté. Léon Bloy est un Victor Hugo qui sait ce dont il parle.
« Le riche est une brute inexorable qu’on est forcé d’arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre [1] »
Le littérateur mendiant, avec le Sang du pauvre, prolonge sa fâcheuse et prophétique habitude qui consiste à sabouler son propre lecteur jusqu’à ce qu’il demande grâce, à lui bourrer la figure comme s’il l’avait croisé dans l’une de ces impasse où l’on se soulage, un petit matin de beuverie, afin de lui administrer une correction virile et de lui rappeler, tout en le passant à tabac, l’abyssale médiocrité de son hygiène spirituelle. Nietzche sénilisant philosophait, disait-il, avec un marteau ; Bloy, dans le Sang du pauvre, évangélise avec un tesson de bouteille.
On referme cet essai avec circonspection, assaillit par une crainte qui tord un peu l’estomac. On se dit qu’il y aurait peut-être là-dedans « un fond de vérité », quelque chose qui s’apparente à un secret dangereux ; mais on essaie aussi à l’instant même de balayer l’ignominie d’un revers de main, en se disant que la forme bloyenne est toujours brutale, toujours exagérée ; on se dit, encore, que le monde n’est pas si laid. Pourtant, quiconque lit Le Sang du pauvre comprend, dans tout son corps et dans les excavations les plus tièdes et contaminées de son cœur de moderne, la vérité indiscutable – celle dont on ne peut pas discuter sans provoquer l’émeute :
« Il est intolérable à la raison qu’un homme naisse gorgé de biens et qu’un autre naisse au fond d’un trou à fumier. Le Verbe de Dieu est venu dans une étable, en haine du Monde, les enfants le savent, et tous les sophismes des démons ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour substance la Douleur du pauvre [2] ».
Il y a là de quoi faire sauter un comptable d’un pont. Au fondement du Sang du pauvre réside l’idée que l’argent que l’on gagne ne coule pas d’une source abstraite et providentielle, il se prend. L’animalité, ou l’animosité des hommes fait que les rapports de force s’accomplissent dans l’établissement d’une chaîne alimentaire qui ne dit pas son nom ; aucune ressource n’étant inépuisable, on s’entre-tue pour leur monopole. Les mécanismes grégaires et pavloviens resurgissent bien vite lorsque se taisent les violons désaccordés de la moralité publique... D’où la conjuration chrétienne, qui fit cesser l’extériorité païenne scélérate et mis chacun devant ses incontournables fautes. Les hommes, d’autant plus carnassiers qu’ils ont aujourd’hui tué Dieu, ont donc chacun leur proie. « On est tous le con d’un autre », comme on en est tous le chasseur et le gibier.
Bien sûr, un certain « vernis civilisationnel », selon le mot de Freud, empêche la guerre sourde d’occasionner des bambochades anthropophages [3] lorsque les protagonistes impliqués ne sont ni juges, ni élus, ni notables, ni négociants – dans ce cas-là, et dans ce cas seulement, trousser de la marmaille en décomposition après l’avoir décapité peut être envisagé comme un écart acceptable. Quand on n’a pas le délicieux privilège d’être de ces milieux autorisés, donc, la loi s’applique consciencieusement à dissuader ceux qui ne la votent pas de lui désobéir, et de commettre un larcin trop sanguinolent. Néanmoins, l’animosité, la « volonté de puissance » demeure ; il faut donc la conjurer. C’est ici qu’intervient l’Argent.
Bloy constate dès son époque que « le sang du pauvre, c’est l’Argent » [4], dont le manque est mortel, et dont l’abondance est l’axe cosmologique des mœurs convenables et de la fréquentabilité. L’Argent est ce dont on prive le pauvre lorsqu’on l’affame, ce pourquoi on le poursuit sans relâche ; c’est ce pourquoi le pauvre tue, et ce pourquoi on l’enferme. La misère est un sabre qui pourfend les agneaux sacrifiés sur l’autel du « mensonge des unanimités violentes » [5]. Il Primo Omicido, le crime fondamental à l’endroit du faible, qui fonde la communauté de l’atavisme carnassier, celui-là se trouve tout entier dans l’Argent. Ainsi le Christ a crié l’évidence en prenant la place du roi des petites gens, du dernier des serviteurs et de celui que l’on sacrifie.
Si « le sang du pauvre, c’est l’Argent », cela implique que le riche est un « mangeur de pauvres ». Mais le riche de Léon Bloy n’est pas un lointain type littéraire, non ; « tout homme qui possède au delà de ce qui est indispensable à sa vie matérielle et spirituelle est un millionnaire, par conséquent un débiteur de ceux qui ne possèdent rien » [6]. Qui ne redoute, alors, la conclusion terrible, la sentence impitoyable ?
« On veut, à toute force, que l’Évangile ait parlé d’un mauvais riche, comme s’il pouvait y en avoir de bons. Le texte est pourtant bien clair : homo dives, « un riche », sans épithète. Il serait temps de discréditer ce pléonasme qui ne tend à rien moins qu’à dénaturer, au profit des mangeurs de pauvres, l’enseignement évangélique. » [7].
Il n’y a pas de bon riche, voilà ce que l’auteur du Sang du pauvre fait jaillir à la face de la multitude chrétienne embourgeoisée. Il n’y a ni demi-mesure, ni faux-fuyant ; seuls, en le Christ, demeurent les pauvres. L’Enfer est surpeuplé.
Pourtant, que dire de ces multitudes criminelles qui garnisse les geôles et qui, dans leur écrasante majorité, tiennent plus du mistouflard que du notable ? Celui qui tue, qui pille, qui viole, n’est-ce pas le pauvre lui-même ? Bloy rétorque ainsi :
« Vous vous croyez innocents parce que vous n’avez coupé la gorge à personne, jusqu’à ce jour, je veux le croire ; parce que vous n’avez pas fracturé la porte d’autrui ni escaladé son mur pour le dépouiller ; parce qu’enfin vous n’avez pas transgressé trop visiblement les lois humaines. Vous êtes si grossiers, si charnels, que vous ne concevez pas les crimes qu’on ne peut pas voir. Mais je vous dis, mon très-cher frère, que vous êtes une plante et que cet assassin est votre fleur. Cela vous sera montré au Jugement d’une manière plus que terrible. Sans le savoir et sans le vouloir, chacun de nous confie son trésor d’iniquités et de turpitudes cachées à un homicide, comme un avare peureux confie son argent à un spéculateur téméraire, et, quand la guillotine fonctionne, les deux têtes tombent ensemble ! Nous sommes tous des décapités » [8].
Soutenus ad vitam par « les prêtres mondains », les très-chrétiens mangeurs de pauvres s’arrangent, grâce à l’Argent, pour commettre l’Homicide par procuration. Ainsi, la précieuse substance permet non seulement de se hisser vers les cîmes de la respectabilité grâce à l’empilement d’un monticule de cadavres, mais aussi d’accuser le pauvre de tous les maux qu’engendre cette boucherie feutrée.
L’Argent est ainsi la substance criminelle qui sert de combustible au « système de la sueur [9]) », cette jungle instituée de force par un monde qui a quitté le giron de l’Église romaine et qui repose sur le développement d’une bulle spectaculaire, d’une mythologie qui sert de cache-sexe au cartel des maquereaux.
Ni le petit propriétaire, ni – évidemment – l’usurier du coin ne sont épargnés par le rosse-coquin avec lequel Bloy défigure les idoles dans Le Sang du pauvre. La constante et immuable bassesse du règne des voleurs repose – et c’est là sa plus grande force – sur le stupre, force tellurique et millénaire qui maintient l’honorabilité de l’escroquerie omniprésente grâce au fait qu’il ne se trouve, parmi ceux qui lui sont assujettis, que des morts ou des coupables. Ainsi, la « mégamachine », comme certains la nomment, entretient le feu de la géhenne grâce au système du bénévolat ! Celui qui souhaite « s’en sortir » devient un factionnaire scrupuleux qui, par sens du devoir, souffle à intervalles réguliers sur les braises qui dévorent amoureusement les pieds du pauvre sur le bûcher sacrificiel.
Ce petit livre regorge d’un fiel sublime qui n’a pas de pareil, et laisse à voir les tensions qui gouvernèrent la plume bloyenne à mesure de l’écriture de son œuvre. Il avait pour lui la verve, que dire ? Le bouillonnant magma de la révolte pourpre et intraitable, s’acharnant à tenchier tout ce qui s’écartait du Beau, du Bien et du Vrai.
Armé de cette colère rugissante, la plume acide de Bloy se trempe dans la noirceur du rire de Néron, celui qui se repaît de la fatuité du monde pour empêcher qu’elle le tue. De cette poudre sombre faite de braises mortes, Bloy maculait les soyeuses consciences de leur propre vanité, abyssale et ridicule. L’hypocrisie ployait devant le risible impitoyable de sa forfaiture.
Au milieu de ces imprécations tonitruantes et de ce rire désesperé, enfin, se tisse un petit fil discret, qui suit son chemin parmi les fantômes et surnage dans les fleuves de boue. Ce rien-du-tout, n’en demeure pas moins le fanal qui guide la plume de Bloy depuis les profondeurs écorchées d’un esprit toujours, intégralement sujet au désespoir, qui s’acharnait malgré tout à refuser la désespérance. Dans Le Sang du pauvre comme ailleurs, cette fibre irréductiblement pure fit de son œuvre un monument qu’on hait ou qu’on adore, mais qu’on ne peut autrement regarder que d’en bas.
[1] Les notes de bas de pages concernant le Sang du pauvre renvoient à l’édition actuellement disponible en ligne, aux éditions Stock, Delamain et Boutelleau , Paris, 1932. En effet, l’édition que nous nous étions procurée (la couverture est dans l’article) n’est pas vraiment recommandable.
[2] p. 16-17
[3] Dans la mesure du maintien des conditions minimales de subsistance.
[4] p. 23
[5] René Girard, Celui par qui le scandale arrive
[6] p. 64
[7] p. 68
[8] p. 104
[9] p.169
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