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En Espagne, qui ose gagne

21 décembre 2013 Bougainville

Le gouvernement espagnol va revenir sur la loi autorisant l’avortement. C’est une première en Occident, et un symbole fort d’une mobilisation réussie au sein de la société civile, et envers les partis politiques. Analyse.

L’Espagne est un pays de clivages régionaux, linguistiques, mais également sociaux. Ainsi, quand en 2004, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero parvient au pouvoir, c’est avec lui toute l’Espagne laïque qui souhaite imposer sa vision de la société, « son moment 1905 », à l’Espagne catholique. Dès 2005, le mariage gay est adopté, malgré une brève mais nombreuse opposition, soutenue par le Parti populaire (PP), le grand parti de droite espagnol, socialement conservateur et économiquement libéral.

En 2010, les socialistes passent une loi qui autorise l’avortement jusqu’à 14 semaines (22 semaines en cas de malformation du foetus). L’IVG est également étendue jusqu’à l’âge de 16 ans, sans nécessité d’autorisation parentale. Auparavant, la loi n’autorisait l’avortement depuis 1985 qu’en cas de viol, de malformation du foetus ou de risque pour la « santé physique ou psychique » de la mère. En-dehors de ces cas, l’IVG était un délit pénal.

La loi en cours de préparation par les services du ministre de la Justice Alberto Ruiz Gallardon, ex-maire PP de Madrid, prévoit de revenir à la situation de 1985, avec deux nuances : la femme qui aurait recours à un avortement illégal ne serait pas poursuivie, au contraire des personnes qui le commettraient. La philosophie de la loi est de voir dans la femme une victime de l’IVG, et non une coupable.

Une autre nuance, encore floue et non-officielle, serait d’empêcher l’avortement même en cas de malformation du foetus, pour protéger les trisomiques et handicapés. Le ministre de la Justice a par ailleurs déclaré en avril 2013 : «  le risque pour la santé physique et psychique ne peut être considéré comme prétexte pour ne pas protéger la vie du nouveau-né  ».

La pression constante des militants et électeurs

Deux ans après son élection en novembre 2011, le Premier ministre Mariano Rajoy tient enfin sa promesse de revenir sur l’avortement.

La partie n’était en effet pas gagnée : le Parti populaire, obsédé par les questions économiques de par son idéologie libérale, n’était pas pressé de modifier la loi. Dans un article de mars 2012, votre serviteur blâmait son inaction en la matière, alors qu’il conduisait une politique économique très dure envers les droits des salariés (et de ce fait, peu chrétienne).

Qu’est-ce qui a changé la donne ? Les militants pro-vie espagnols n’ont rien lâché. Ils ont immédiatement compris que c’est du PP au pouvoir qu’ils obtiendrait un changement, et qu’il fallait donc lui mettre une pression maximale.

Dès le soir de son élection, le 20 novembre 2011, Mariano Rajoy fut interrompu dans son discours par des jeunes présents dans la foule, qui lui crièrent : « ¡ Quita el aborto ! » ("Arrête l’avortement !") [1]. Rajoy évacua les réclamations d’un « bueno » évasif, mais la revendication ne s’arrêta pas là.

En 2009, à l’annonce de la préparation de la loi sur l’avortement, les réseaux catholiques mirent dans la rue près d’un million de personnes à Madrid. De cette mobilisation sont nés une plateforme de citoyens, HazteOir, et un groupe d’action, Derecho a Vivir ("Droit de vivre"). Ces mouvements ont organisé chaque année une marche pour la vie à Madrid, rassemblant des foules considérables. Ils ont également maillé le territoire de groupes d’action et de formation, souvent autour des écoles et des parents, et mené des actions coup-de-poing médiatisées.

Après la victoire électorale du PP, les pro-vie l’ont pris pour cible, en interpellant directement les dirigeants du parti. Plutôt que de manifester leur désaccord auprès des socialistes, ils se montraient aux conservateurs. En février 2013, des militants de Derecho a Vivir déguisés en singes ont manifesté devant le siège du PP à Madrid : alors que le Premier ministre signait un décret pour protéger les gorilles et les chimpanzés d’expérimentations animales, les pro-vie réclamaient la protection de l’enfant à naître. "Rajoy, évolue !", criaient-ils. Une pétition de 400 000 signatures fut également remise au gouvernement.

Ces pressions répétées et constantes mettaient en relief l’existence d’un électorat catholique solide, et très déterminé, au sein du PP, et lui assurait un meilleur rapport de force que les libéraux favorables à une modernisation de type anglo-saxonne du parti. Sans ce lobbying interne, les « conservateurs » n’auraient pas tenu leur promesse.

La vie plutôt que le mariage

Une différence notable avec la France est que le sujet de l’avortement est resté brûlant en Espagne, alors que le mariage gay - séparé du mariage religieux - est vite entré dans les moeurs. Le PP, favorable au départ à l’union civile, ne s’est pas risqué à le remettre en cause.

L’Eglise, bien que fidèle à sa position sur le mariage, s’est concentrée sur l’avortement, en prêchant constamment sur le sujet, et en encourageant les cliniques privées catholiques à proposer une alternative. Les groupes pro-vie ont mené une campagne efficace dans les médias pour dénoncer l’IVG, en alternant entre arguments compassionnels et arguments de choc ("l’avortement est un meurtre"). La nature de la loi de 2010, qui n’a presque aucune restriction, leur a fourni des arguments : chaque jour, estimaient-ils, 300 enfants à naître meurent en Espagne.

L’opinion publique, malgré une sécularisation forte, est restée divisée sur l’avortement. Selon une étude de mai 2013, 41 % des Espagnols sont favorables à une limitation de l’avortement, et 46 % sont pour un maintien de la loi de 2010.

Mobilisation de rue constante, activisme infatigable du camp pro-vie, pression sur le parti de droite susceptible de réviser la loi : tels furent les ingrédients du basculement espagnol actuel.

La situation avec la France est différente, mais elle apporte des leçons enrichissantes : on peut revenir sur une loi de ce type, à condition qu’il y ait une volonté politique forte pour le faire. Pour cela, il faut qu’un parti de gouvernement se plie aux exigences de ses électeurs, et soit travaillé en interne pour y parvenir. Une leçon qui plaide pour la stratégie de l’engagement politique dans des partis du système, comme celui de Sens Commun au sein de l’UMP, dont la première réunion le 19 décembre a été couronnée de succès.

"Ils croyaient que c’était impossible, alors ils l’ont fait"
Mark Twain.

Retrouvez aussi cet article sur la gazette de Gabriel Privat.


[1Les cris des jeunes s’entendent à 2’55 de la vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=aRmQ_ySwTmw

21 décembre 2013 Bougainville

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