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La Crimée a voté ce dimanche son rattachement à la Russie. La logique qui veut qu’une majorité, en un endroit, décide de l’indépendance de son territoire, de manière unilatérale, marche à plein. Viol du droit international ? Sans doute, mais il a été inauguré par l’Occident, qui a béni il y a quelques années l’arrachement du Kosovo à la Serbie, par référendum.
« Cela n’a rien à voir » proclament en choeur ceux qui furent les parrains du Kosovo indépendant, qui sont les mêmes qui soutiennent le nouveau pouvoir ukrainien contre la Russie. Le problème est qu’ils se mentent à eux-mêmes.
Petit rappel des faits.
Le 17 février 2008, le Kosovo, province serbe à majorité albanaise, administrée depuis 1999 par les Nations-Unies, proclame son indépendance, avec le soutien des Etats-Unis, de l’Allemagne et de la France. Le référendum est écrasant, mais boycotté par la minorité serbe, réduite en miettes.
Cette indépendance n’est pas reconnue par l’Espagne, la Slovaquie, la Roumanie, la Grèce... et l’Ukraine. Ces Etats craignent qu’elle inspire les séparatistes qui existent sur leur sol : basque et catalan pour l’Espagne, hongrois pour les Slovaques et les Roumains, albanais pour les Grecs, et russe pour l’Ukraine. En effet, la Crimée russophone a déjà tenté de se rattacher à la Russie dans le chaos de la dissolution de l’URSS, avant de devenir une entité autonome.
Soutien traditionnel des Serbes orthodoxes, la Russie prévient les Occidentaux qu’elle va susciter, en riposte, plusieurs « Kosovos » dans sa sphère d’influence. C’est chose faite dès août 2008 : deux territoires séparatistes de Géorgie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, proclament leur indépendance, protégés par l’armée russe.
Malgré ce premier coup de semonce, l’Occident persiste à reconnaître l’indépendance du Kosovo. En 2010, la Cour internationale de justice déclare que celle-ci est en conformité avec le droit international. C’est précisément cet arrêt que la Russie agite aujourd’hui, pour défendre la sécession de la Crimée !
La province du Kosovo est considéré par la Serbie comme le berceau de son identité nationale. Saint Sava y fonde l’Eglise orthodoxe serbe au XIIIe siècle ; en 1389, la bataille de Kosovo, entre Serbes et Turcs, est un « Poitiers » perdu : les Balkans deviennent ottomans, et les Serbes se posent en frontières vivantes de l’Europe chrétienne.
Convertis à l’islam, les Albanais voisins commencent à peupler le Kosovo, tout au long des siècles d’occupation ottomane. Après la Seconde guerre mondiale, démographie aidant, ils deviennent majoritaires par rapport aux Serbes. Les tentatives de reprise en main par la force de ces derniers, après l’éclatement de la Yougoslavie communiste, débouchent sur un conflit, et une sanglante répression. En 1999, la guérilla albanaise, l’UCK, parvient à s’attirer le soutien de l’OTAN qui bombarde la Serbie, et occupe le Kosovo. Les Albanais en prennent le contrôle, chassent la plupart des derniers Serbes lors des émeutes de 2004, et déclarent l’indépendance de la province en 2008.
Les raisons de s’opposer à l’indépendance du Kosovo ne manquaient pas : elle consacrait la création d’un Etat mafieux, plaque-tournante de tous les trafics en Europe ; elle légitimait une purification ethnique inversée des Albanais contre les Serbes et les Roms, plus efficace que la répression serbe de 1999 ; enfin, et surtout, elle introduisait un dangereux précédent, propice à l’émiettement des territoires d’Europe en Etats sécessionnistes et ethniquement homogènes.
Selon cette logique, le Kosovo a bel et bien ouvert la voie à la sécession de la Crimée, et ceux qui le reconnaissent pas sont aveugles, ou malhonnêtes.
Toutefois, quoi qu’en dise la propagande russe, la Crimée soutenue par Moscou n’est pas exactement l’équivalent du Kosovo parrainé par l’Occident.
La Crimée a été conquise (puis peuplée) par les Russes au XVIIIe siècle, sur les Tatars musulmans, vassaux de l’empire ottoman. Une base navale importante est établie à Sébastopol depuis la seconde moitié du XIXe siècle. En 1941, la Crimée est envahie par les Allemands, et Sébastopol est rasée par le général Von Choltiz (futur gouverneur militaire de Paris en août 1944). La péninsule reçoit un statut officiel de martyr au sein de l’URSS, et n’a de cesse de cultiver, depuis, une certaine nostalgie soviétique. La présence de groupes néo-fascistes à Kiev a évidemment suscité une hystérie collective, exploitée par la propagande russe, contre les « nazis » hier durement combattus.
En 1954, la péninsule de Crimée est arbitrairement rattachée à la République soviétique d’Ukraine, sauf Sébastopol, qui demeure de jure dans la République soviétique de Russie. Depuis 1992, la Crimée, qui souhaite revenir dans l’orbite de Moscou, devient une République autonome au sein de l’Ukraine, et Sébastopol conserve sa base militaire russe.
Mais, malgré son lien fort avec la « mère patrie », la Crimée n’est pas le berceau de la nation russe : ce serait plutôt Kiev, lieu du baptême du Prince Vladimir en 988...
En outre, la Russie utilise le Kosovo comme prétexte pour se justifier, alors qu’elle a déjà soutenu de petits « Kosovos » dès la chute de l’URSS en 1991, bien avant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en 2008 : la Transnistrie, zone russophone indépendante de la Moldavie [1], et, indirectement, le Haut-karabagh, république arménienne séparée de l’Azerbaïdjan.
Vladimir Poutine a du succès en France, parce qu’il semble incarner une alternative à l’hégémonie américaine, y compris sur le plan des valeurs morales [2]. Le géopoliticien souverainiste Aymeric Chauprade voit dans son soutien à la sécession de la Crimée, non seulement une revanche sur le Kosovo, mais également sur le « monde de Yalta » :
Le vieux monde né de Yalta en février 1945, de l’entente de deux mondialismes, atlantiste et communiste, prend fin… à Yalta en mars 2014, soit presque 70 après ! (...)
C’est ce nouveau Yalta mondial que les Européens de l’Ouest et du Centre doivent embrasser : il peut nous permettre de faire définitivement la paix avec la Russie et d’édifier avec elle une grande unité européenne, fondée d’abord sur la souveraineté et la liberté de chacune des nations de notre belle civilisation.
Pour l’heure, la Russie défend sa sphère d’influence, mais elle ne peut toutefois pas aller très loin. La Crimée était une proie facile, grâce aux troupes russes prépositionnées à Sébastopol. En revanche, l’Est ukrainien russophone est beaucoup plus compliqué à annexer.
Poutine est largement soutenu en Russie dans son entreprise, mais il n’a pas d’alliés extérieurs : la Chine ne le suit pas, et le Kazakhstan, qui compte une très forte population russe, est soudainement inquiet par l’évolution des événements. Enfin, une Ukraine définitivement détournée de la Russie n’est pas dans l’intérêt de Moscou.
On peut donc penser que la Crimée sera une monnaie d’échange, un moyen de pression de la Russie sur le nouveau pouvoir ukrainien ; qu’elle sera un territoire annexé de facto, mais pas officiellement rattaché à Moscou.
A moins que Vladimir Poutine ne tienne à défier les Occidentaux jusqu’au bout : "le Kosovo, ça va vous revenir dans la gueule" , disait-il, dès 2007...
Poutine va jusqu’au bout, quitte à provoquer des affrontements entre militaires ukrainiens et russes en Crimée. Il a opportunément évoqué le précédent kosovar.
[1] La Transnistrie s’est séparée de la Moldavie après la décision d’adopter le roumain comme seule langue officielle, sans un statut spécial pour le russe. Une situation qui rappelle celle de la Crimée aujourd’hui, alors que le nouveau pouvoir de Kiev a abrogé le russe comme seconde langue officielle de l’Ukraine.
[2] Le personnage, qui demeure un officier du KGB, jusqu’à comparer la momie de Lénine avec les reliques des saints orthodoxes, et qui agit par pragmatisme, ne doit cependant pas être idéalisé. Nous y reviendrons.
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