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Ce n’est pas sans conformisme que le tribunal de l’opinion et ses gazetiers autorisés ont mainte fois condamné le parallèle jeté entre le socialisme d’aujourd’hui et ceux d’hier — celui des républiques soviétiques comme celui du IIIe Reich. Il y a pourtant, entre leurs natures respectives, identité parfaite. Où Hannah Arendt analysait, lors du procès Eichmann, ce qu’elle nomma banalité du mal, il faut aujourd’hui relever les traits plus caractéristiques encore, que révèlent avec une clarté glaciale les tenants de l’idéologie du genre, de ce qu’il faut nommer mal de l’indistinct. Et ce faisant situer l’ensemble de cette mouvance en ligne avec sa racine première, le marxisme.
Comme bon nombre de doctrines fausses, le marxisme part d’une idée juste dont il tire des conséquences erronées. Son postulat est en effet celui de justice ; principe chrétien de toute antiquité, justice selon laquelle seront jugées les âmes aux temps derniers, justice dans laquelle il nous est fait obligation de construire dès ici-bas la cité céleste. À la justice cependant, le marxisme trouve un obstacle majeur dans l’inégalité parmi les hommes, et à cette inégalité prescrit un remède que lui a dicté l’esprit révolutionnaire : le renversement d’une société de classes — ce que l’Ancien régime nommait société d’ordres — au profit d’une société sans classes.
On a longtemps et souvent prêté au marxisme un visage humaniste, celui d’une doctrine d’action par laquelle le quotidien des plus modestes se trouverait amélioré, suivant cette intuition selon laquelle les possédants devaient rendre gorge pour abolir la propriété, cause d’inégalité et ce faisant d’injustice. Mais sous de tels discours, par lesquels le marxisme s’est acquis le parti du ventre, se dissimulaient les fins ultimes d’une « société sans classes ». La distinction n’est pas ici anodine : entre la société qui promet la dignité au plus démuni et celle qui veut voir le riche et l’ouvrier fondus et indifférenciés, il y a le pas immense qui sépare la société civile chrétienne, dont le cœur vivant est dans le Christ et se nomme charité, de la société totalitaire de l’indistinction qui fait la chasse à toute différence.
Différence, le mot est donc lâché, et se trouve en toute logique être la cible prochaine — nous parlons bel et bien de tactique, de logique incrémentale — du marxisme. À la chaîne liant injustice et inégalité s’ajoute ainsi un maillon, qui fait procéder l’inégalité de la différence elle-même, tant il est vrai qu’on ne saurait voir de différence entre deux hommes sans en faire procéder quelque inégalité.
S. Thomas nous enseigne que la différence est pourtant le principe de l’être incarné. En effet, Dieu seul « est », sans autre détermination, sans attribut autre que son Être. Tout le reste, ce qui est dans le monde d’ici-bas, est « quelque chose », autrement dit ajoute à son être un certain nombre d’attributs : on est homme, on est animal, on est chose ; et selon la distinction classique, nos attributs relèvent de la catégorie de la matière et de celle de la forme. À ce sujet, S. Thomas parle de « quid » de l’être. Et le « quid » de tout être ne va jamais sans l’« aliquid », l’autre être, l’expression-même de l’altérité. Tout être est à la fois « quid » à soi-même, et « aliquid » à tout autre.
Ces fondements ontologiques, les marxistes ne font rien moins que les récuser. Ce faisant, niant la différence et la combattant, leur posture n’est autre que celle du démiurge, à la fois celui qui crée, qui se crée, et qui « est » en plénitude. Sans différence, nous « sommes » tous, sans distinction et sans qualité autre, et ce faisant nous accédons tous à la divinité, celle de l’être pur.
Ce en quoi la société sans classes des marxistes rejoint sans conteste la société-État national-socialiste (une société-État pleinement socialiste), et les autres projets totalitaires effaçant complètement l’homme dans la masse. Le socialisme et le totalitarisme sont parfaitement consubstantiels ; autrement dit, ils appartiennent à la même substance, ce qui permet de poser entre les deux termes de l’équation un signe d’égalité. Cette conclusion provisoire nous permet d’affirmer, dans un sens, que tout projet socialiste est d’essence totalitaire ; et dans l’autre sens la réciproque, à savoir que tout projet totalitaire porte le socialisme, doit être qualifié comme tel, et réalise de quelque façon l’idéal de Marx d’indistinction parfaite.
L’identité de nature évoquée plus haut entre les socialismes d’hier et celui d’aujourd’hui découle donc avec force de ce rapport d’équivalence. Il est crucial de le rappeler dans un contexte où l’idéologie du genre tend à envahir — les marxistes eux-mêmes diraient « à coloniser » — l’espace public, et jusqu’à l’intimité des consciences, sans que l’on sache toujours identifier ses intentions réelles. C’est que les schémas à l’œuvre sont en tous points identiques, et sous couvert d’améliorer le sort des plus faibles — qu’il s’agisse du sexe faible dans son ensemble, ou de ceux qui revendiquent la persécution à raison de leurs « pratiques » ou « orientations » — on ne cherche en fin de compte qu’à fondre une différence première dans l’indistinction complète — et cette différence est celle des sexes.
Les marxistes d’aujourd’hui ont fait un grand pas en avant et voient leurs desseins se réaliser. Accaparés, dans la période révolutionnaire du XIXe siècle, par les impératifs du ventre, ils trouvaient dans la lutte sociale le levier vers la société indistincte, uniforme et totale esquissée par Karl Marx. Plongés aujourd’hui dans la société d’abondance, dans laquelle leur affairisme est d’ailleurs sans égal, leurs intentions sont les mêmes, mais le levier sur lequel ils s’appuient désormais n’est plus social : il est devenu sociétal. Deux siècles derrière nous, le primat de l’économique leur avait masqué le sous-jacent de l’anthropologique. La première question réglée, ils ont rapidement compris que sur le plan anthropologique — le seul, en définitive, auquel ils cherchent à atteindre, — le genre humain dans son existence charnelle, dans son imperfection radicale, dans ses nuances et ses distinctions, trouve son fondement dans la différence première, à savoir l’opposition des sexes.
« Homme et femme Il les créa », nous indique la Genèse [1], et ces termes sont lourds de sens, d’un sens concret et non allégorique ; le marxisme portant, on l’a vu, ses promoteurs à la posture du démiurge, d’un dieu à la place de Dieu, c’est en effaçant la coupure voulue par Dieu aux origines qu’il s’accomplira, prendra sa place et jouira de la toute-puissance de l’Être sur l’être : la puissance de le créer, certes, la procréation se trouvant détachée de l’union des sexes ; la puissance surtout de l’anéantir, l’être charnel étant condamné à s’évanouir faute d’altérité. Idéologie du genre, assauts sur la vie naissante et promotion de l’euthanasie généralisée, on le voit, forment autant de composantes portant un projet abouti d’essence totalitaire.
Le XIXe siècle vit naître l’idée marxiste et son projet d’indistinction totale, la seule selon lui à même de faire advenir son idée de la justice — sans voir qu’il n’est pas davantage de justice parmi des masses monotones de clones humains identiques que de guérison chez un patient que l’on met à mort pour en éradiquer la maladie. Le XXe siècle vit un premier aboutissement de cette idée selon les moyens qu’avait prédits Karl Marx, c’est-à-dire la révolution, suivie de la société-État totalitaire, alimentés l’un et l’autre par des hordes poussées dans les bras des soviétiques et des nazis par la misère économique. Le XXIe siècle s’apprête à voir ressurgir l’idéologie marxiste loin du terrain des luttes économiques : celles-ci sont derrière nous, et les socialistes d’aujourd’hui l’ont compris, qui ne voient plus même l’intérêt de resserrer leurs rangs autour de la dialectique anti-libérale. Au contraire, selon un précepte maoïste bien connu, « l’armée doit être parmi le peuple comme un poisson dans l’eau. »
En la matière, le modèle d’économie libérale de marché né de l’après-guerre a apporté les nombreux gages de réussite apparente qui rendent sa légitimité quasi-complète aux yeux des masses consuméristes. Selon un principe de réalité qu’on leur sait plus caché que revendiqué, les socialistes l’ont donc fait leur en vue de le transformer en nouveau levier pour leur projet — projet qui, lui, n’a jamais varié. Il est devenu commun d’affirmer que le libéralisme économique a effacé bon nombre des différences qui singularisent les nations. Cet indice doit nous informer, car ce même libéralisme est devenu le levier d’action des socialistes, celui par lequel est en train d’advenir l’individu absolu, premier, « arraché à ses déterminismes » selon le mot du ministre Peillon, et en somme indifférencié au milieu d’un océan de monades isolées, indéterminées, et dégenrées.
« Comme un poisson dans l’eau », le marxisme contemporain l’est aussi, comme l’était celui d’hier, dans les processus et les cadres de légitimation. On le voit ainsi resurgir, sous le nom de « théories du genre », ou « gender studies », avec des prétentions scientifiques, tout comme les sciences dites sociales ou humaines (au premier rang desquelles la sociologie) se sont imposées tout au long du XXe siècle pour ensuite coloniser les disciplines universitaires connexes (droit, science politique, économie, histoire, etc.). Les théories du genre procèdent à l’identique, de petits groupes de chercheurs d’« avant-garde » se constituant en laboratoires, imposant des cours ici et là — à cet égard l’École normale supérieure et l’Institut d’études politiques restent de bien terribles précurseurs — et tâchant d’inclure des « approches genrées » dans d’autres matières. En digne héritière du marxisme, l’idéologie du genre entend se poser comme science de l’homme et plus largement science de l’être, cherchant l’indistinction totale et donc, in fine, l’extinction de son objet d’étude — dans une démarche identique à celle des sociologues marxistes qui publiaient sur la société de classe qu’ils voulaient voir disparaître. Dans un autre registre de légitimation, chacun jugera du pluralisme qui règne à l’heure actuelle sur les grands médias d’information s’agissant de luttes contre les stéréotypes, de discriminations, de droits des paires homosexuelles, etc.
Si le projet marxiste renaissant doit nous tenir en alerte et nous inquiéter, il doit aussi nous inspirer la confiance de nous livrer au combat en chrétiens. Il est indubitable que le mal est à l’œuvre, comme il l’a toujours été, et avec ses méthodes de toujours : suscitant le chaos, le prince du monde entame sa danse funeste sur les ruines fumantes de son empire, au cœur des premières cités qu’il a fait chuter. Mais toutes ne chuteront pas. Dans la plaine de désolation où s’effondrent les remparts de la civilisation, il subsistera quelque chose de vertical ; le diable lui-même doit s’en accommoder, s’il ne veut errer seul dans les décombres, privé de tout. Après avoir divisé et détruit, comme l’analyse René Girard, il lui faut réunir l’homme à lui-même, s’il ne veut trop l’épuiser, pour le soumettre à de nouvelles épreuves.
On peut certes douter que l’adversaire marxiste, dans sa course folle, s’arrêtera en chemin pour laisser le chrétien, la veuve et l’orphelin panser leurs plaies et refermer leurs stigmates. Ni l’idéologie du genre ni ses promoteurs ne leur épargneront le plus petit outrage ; ils mèneront la cité terrestre jusqu’à la ruine. Mais au milieu des ruines, la nature, ses splendeurs duales, ses trésors de nuances, ses partages féconds, — la nature toujours reprend ses droits.
[1] Gn 1, 27.
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