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On entend souvent tel polémiste souverainiste appeler à « réindustrialiser la France », pour lutter contre le chômage et en finir avec la dépendance économique qui nous lie aux empires en pleine ascension. Il est entendu que la tertiarisation de l’économie n’annule pas le besoin d’industrie, et qu’il fut de courte vue de rêver, comme ce fut le cas dans la deuxième moitié du XXe siècle, que la France gouvernerait l’économie mondiale, aux côtés de ses patrons bienveillants, avec une économie de services, pendant que la Chine se contenterait gentiment de coudre ses chaussettes. Il n’est pas question de nier ce constat d’évidence.
Littré, dans son dictionnaire écrit au XIXe siècle, mais qui témoigne largement de la langue du XVIIIe siècle, donne un rang égal à deux sens du mot « industrie » : c’est autant le savoir-faire professionnel en général que le secteur économique qui englobe la production de biens de consommation (lesquels biens sont depuis toujours un enjeu central de la politique entre états). Auparavant encore, on trouve chez Molière le mot « industrie » au sens d’ingéniosité, de ruse. L’étymologie met donc à jour ce que l’historien peut prouver : l’industrie au sens où nous la comprenons aujourd’hui est née de l’artisanat ; elle est seulement l’amplification de cette activité.
Cependant, l’amplification de la production devait nécessairement amener la modification de la technique de production. Pour fournir le charbon que nécessitait l’explosion de la machinerie, l’exploitation minière devint un secteur à part entière. Le textile fut l’autre domaine dans lequel la production, pénible et répétitive, fut confiée à la machine. On connait le sort de milliers d’ouvriers métallurgistes dont l’espérance de vie atteignait rarement 50 ans ; celui des employés de filatures qui, dans les premiers temps du coton, inspiraient de la poussière de ces fibres qui les tuait en quelques années. On améliora, bien sûr, les conditions de travail des ouvriers. Là n’est pas le sujet.
Un objet était auparavant le produit d’un travail expert, souvent réalisé en lien avec son acheteur : nous associons aujourd’hui le sur-mesure à l’industrie du luxe, mais le prêt-à-porter n’est devenu la norme générale qu’au cours des cent dernières années. Après le vêtement, c’est l’ameublement qui est produit industriellement : la France et le reste du monde occidental communient dans une même passion pour les noms imprononçables aux accents nordiques, tous les foyers de la classe moyenne sont remplis de ces armoires et chaises en contreplaqué interchangeables. C’est un pas vers la grande indifférenciation que les auteurs du XXe siècle pessimistes ne faisaient qu’entrevoir.
Cette division du travail n’est pas aliénante seulement pour les clients qui en achètent les produits stéréotypés. Pour arriver à ce résultat, il a fallu faire un saut conceptuel, entre l’artisan concepteur d’un objet et responsable de sa réalisation, et l’ouvrier chargé d’appliquer strictement le cahier des charges d’un produit pensé comme susceptible de plaire au plus grand nombre possible de clients. Que des machines aient aujourd’hui pris la place de ces ouvriers n’est pas surprenant. Le film Les temps modernes a fait beaucoup pour illustrer la misère que constitue le quotidien de l’ouvrier de base, dans un enfer métallique dont il n’est lui-même qu’un rouage, que l’on veut le plus huilé possible.
Il n’est pas question de dire que le travail fut jadis un épanouissement et s’est transformé aujourd’hui en esclavage. Il y a toujours eu des choses, notamment dans la construction, qu’il a fallu produire sur un mode industriel, c’est-à-dire en transformant une matière première longtemps avant qu’elle prenne la forme sous laquelle l’utiliserait un être humain. On sait qu’au Moyen-Âge des hommes avaient pour profession la fabrication du torchis, tâche ô combien ingrate, qui constituait, appliqué sur du clayonnage, le matériau le plus fréquent dans la construction des maisons en Angleterre, notamment. On dit aussi que saint Louis, se promenant sur le chantier de Notre-Dame de Paris, interpella trois tailleurs de pierre pour leur demander ce qu’ils faisaient. L’un répondit « je taille une pierre », le second dit « je construis un mur », le troisième eut ce trait : « je bâtis une cathédrale ». Aucun tailleur de pierre ne participait ensuite au montage des murs ni même à la décoration plus fine des chapiteaux ; pourtant ce dernier homme avait bien en vue la réalisation glorieuse vers laquelle son humble travail tendait.
Tout est peut-être question d’équilibre. Essentiellement, les tressautements physiques de Charlie Chaplin nous montrent la différence qu’il y a entre un travail dont l’auteur sait ce qu’il fait, pour qui il le fait, qui peut varier et implique donc une capacité à s’adapter et réfléchir, et une servitude qui consiste à répéter sans fin un même geste, le plus de fois possibles par jour, sans savoir ce que l’on fait ni à quoi ce geste sert. Appliqué à ce que l’industrie n’aurait jamais dû toucher, l’alimentation, cette division du travail a produit il y a quelques années le fameux scandale des lasagnes au cheval. Un homme a fait placer par une machine un carton indiquant « viande de bœuf » sur des barquettes contenant de la viande de cheval. Anonymisée, venue d’on-ne-sait-où, la viande devient un matériau comme un autre, de la matière à produire du bénéfice. Elle n’est pas travaillée par un boucher qui la connait et sait quoi en faire, elle est broyée et mise sous vide.
On retrouve le même principe dans le travail de la terre : dans l’agroalimentaire industriel, on ne cultive pas au fil des saisons, à des dates prescrites par les almanachs (qui furent les documents les plus répandus, après la Bible, au début de l’imprimerie), selon des traditions ancestrales qui donnent un sens à l’année : sans distinction, dans des serres chauffées et sous des tentes de plastique, on produit toute l’année les mêmes choses sans goût dont le soin consiste à les asperger de produits presque létaux. Le métier auquel s’applique avant tout le jugement divin « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » est lui aussi pulvérisé, avec des graines venues de marchés soigneusement contrôlés par les grands groupes, des produits végétaux et animaux immédiatement expédiés dans de grands centres de transformation, pasteurisés, et revendus dans du plastique sans aucune mention de ceux qui les ont fait pousser ou grandir. L’industrie a même contaminé celle qu’elle n’était censée que côtoyer, en lui appliquant sa division.
Aristote n’avait pas dit en vain que le propre de l’âme élevée est de s’occuper de choses générales, tandis que l’on s’abaisse en se spécialisant. En réduisant toujours plus la part que prend le travailleur dans la réalisation de son produit, la logique industrielle asservit le travailleur autant qu’elle abaisse le travail. Si le métier de professeur, aujourd’hui, n’attire plus, c’est (en partie, car on n’oubliera pas la douloureuse question de leur rémunération bien trop faible) parce qu’il est en train de se transformer en l’application bête et méchante de démarches et « techniques » inventées dans un bureau du rectorat ou du ministère, tandis que sa dimension intellectuelle disparait à toute vitesse. Rendre sa part de liberté et de responsabilité à l’homme dans son travail, ce qui nous semble être la véritable urgence actuelle, cela est justement tout l’inverse de la réindustrialisation que l’on appelle de ses vœux dans des milieux qui croient refuser le post-modernisme. L’industrie est une étape, seulement, entre l’économie agricole et artisanale d’une part, et l’économie rassemblée dans les mains de quelques ploutocrates servis par des millions d’esclaves. La division du travail n’est pas stable : une fois son principe acté, elle va croissant. Au regard de la longueur de l’histoire humaine, la période pendant laquelle l’industrie a fait office d’activité économique centrale est dérisoire. Il est vain de vouloir la ressusciter.
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