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Le négationnisme culturel de l’Europe

L’Europe semble aujourd’hui avoir perdu son identité. Il s’agit, pour reprendre le mot de Jean-François Mattéi, d’une « amnésie générale ». En 1935, lors de sa fameuse conférence de Vienne, le philosophe Edmund Husserl dira que ce qui menace l’Europe, c’est sa lassitude : les gens ne croient plus en l’Europe (que dirait-il aujourd’hui !) Il est toutefois surprenant de constater qu’on n’a jamais autant parlé de culture européenne que durant ces dernières années, ce qui montre qu’elle va mal ; c’est un peu comme lorsqu’on parle de médicaments dans une maison de malades... Somme toute, si l’Europe est malade, elle devra se soigner, et pour se faire, il lui faudra regarder derrière elle, car pour avoir une identité, une existence, il faut non seulement savoir où l’on va mais d’où l’on vient. Il est temps pour l’Europe d’admettre qu’elle ne se définie pas uniquement d’après ses altérités mais d’abord d’après ses racines, des racines qui font d’elle une culture à part.

D’où provient ce négationnisme culturel de l’Europe ? Il est probable qu’il faille, pour répondre à cette question, revenir à l’idée de progrès.

Le Siècle des Lumières (obscures) fut considéré comme l’entrée de l’homme dans l’âge adulte, pour reprendre la fameuse définition de Kant ; autrement dit, l’homme était alors suffisamment grand et mûr pour pouvoir sortir de sa minorité et se passer de celui à qui il était jusqu’alors subordonné : Dieu. Un nouveau dogme vint se substituer à la religion chrétienne : la croyance dans le progrès. Cette nouvelle religion survécut à tous les régimes politiques et à tous les courants de pensée jusqu’au milieu du XXe ; mais après les guerres mondiales, les totalitarismes et les deux bombes atomiques, on prit conscience que le progrès n’était peut-être finalement pas continu, comme on se plaisait à le penser. C’est alors que l’Europe a cessé de croire en lui (du moins au progrès moral et culturel, ce qui eut pour conséquence le glissement vers la croyance dans le progrès de la technologie et de la science). Seulement, elle ne s’est pas contentée de sonder son passé - afin de garder le bon et jeter le mauvais - elle l’a totalement abandonné.

Ainsi, tous les auteurs depuis la seconde Guerre mondiale (ou presque) n’ont eu de cesse de remettre en cause la culture de l’Europe, son identité, ses racines et même l’idée qu’elle puisse avoir quelque chose qui lui appartienne en propre. L’Europe est coupable, elle culpabilise et cette mortification perpétuelle transpire dans tous les domaines jusque dans les textes dits fondateurs de l’Europe. Il est en effet inouï de constater que les racines chrétiennes de l’Europe furent supprimées du préambule du traité constitutionnel européen pour cette raison que cela eût remis en cause la laïcité, laïcité qui provient par ailleurs du christianisme (par la fameuse réponse de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »). Plus affligeant encore, le même préambule a cru bon de supprimer la référence aux racines grecques de l’Europe sous prétexte que la Grèce fut, dans l’Antiquité, un pays esclavagiste. Les rédacteurs semblent oublier ici qu’à cette époque, la quasi-totalité des civilisations étaient esclavagistes et que la Grèce fut la première à s’interroger sur le sort des esclaves (Platon, Aristote et tous les stoïciens pour ne citer qu’eux). L’ironie de l’histoire est que c’est à la Grèce que nous devons, entre autres, cette démocratie à laquelle l’Europe tient tant (bien qu’elle soit différente de la démocratie grecque). Quant à ce que nous devons au christianisme, nous pouvons évoquer la liberté ontologique, la défense du plus faible (l’ « anti-impérialisme », pour reprendre le mot de Philippe Nemo), toute une partie du droit (un Corpus juris canonici fut, sous Grégoire VII, construit en parallèle au Corpus juris civilis de Justinien), la laïcité, la morale, les droits de l’homme (les vrais) ou encore l’égalité de tous les hommes en tant qu’ils sont hommes (cf. saint Paul, Epître aux Corinthiens), pour ne citer que quelques exemples.

Essayons pour finir de définir brièvement ce qui fait la particularité de l’Europe, ce qui lui permit d’exceller en philosophie, en politique, en droit et enfin dans tous les arts : la littérature, le théâtre, l’architecture, la musique, la peinture etc. Il semble que l’excellence de l’Europe soit due à une cause majeure : la recherche de la transcendance, une transcendance qui non seulement dépasse l’homme mais le guide dans tous les domaines. « L’homme n’est jamais à hauteur d’homme », dira Levinas. Autrement dit, l’Europe a toujours pensé l’homme dans son exigence de dépassement et l’a toujours considéré comme un être guidé par un autre chose supérieur que l’on ne peut atteindre mais qu’on doit regarder pour avancer. A partir de là, deux caractéristiques peuvent définir la pensée européenne. Premièrement, l’approche théorique du monde. En effet, si le réel donne à voir des singularités, celles-ci ne peuvent être comprises que dans leur universalité. Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau formule remarquablement cette idée : « Si vous voulez connaître les hommes, il faut regarder autour de vous. Si vous voulez connaître l’Homme, il faut porter votre regard au loin. » Aucune autre civilisation n’a eu ce regard occidental, ce regard théorique qui conduit à l’universalité ; et c’est encore à Platon que nous devons cela (celui-ci ne visait pas la justice mais l’idée de justice). Deuxièmement, le regard critique sur soi, c’est-à-dire la capacité de s’observer et de s’auto-juger, cette recherche intérieure qui trouve son origine dans le « connais-toi toi-même » de Socrate et qui conduit alors à la connaissance des réalités supérieures.

Terminons en rappelant que l’Europe n’a pas inventé l’universel, elle l’a découvert. Tout comme la vérité, le réel ne s’invente pas, il se reçoit. Là, c’est le « je ne sais qu’une chose, que je ne sais rien » de Socrate qui toujours permit à la pensée européenne de porter le regard loin. Car en définitive, c’est cela qui fait la grandeur et la vraie force de l’Europe : porter le regard toujours plus loin.

Louis de Montalte

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