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[EX LIBRIS] Frédéric Martel, Sodoma

Frédéric Martel, Sodoma, Paris, Robert Laffont, mars 2019, 798 pages.

Voilà un pavé imposant qui a été ciselé pour faire du bruit dans la mare : 798 pages, trois ans d’enquête dans une trentaine de pays, plusieurs centaines d’ecclésiastiques interviewés, dont 41 cardinaux (7 ont requis l’anonymat), 52 évêques et monsignori, 45 nonces et diplomates du Saint-Siège, plus de 200 prêtres et séminaristes, et même 11 gardes suisses… Le profane a de quoi être impressionné par les chiffres cités en fin du volume, et si l’on mesurait son sérieux par critères purement quantitatifs, nul doute que Sodoma ferait figure de travail exemplaire.

L’ouvrage, malgré sa longueur, se lit bien, car il est composé selon les règles du story telling efficace des journalistes : de courts chapitres, au sein desquels les passages descriptifs et narratifs alternent, des flash-back coupant les interviews au moment crucial, des dialogues et des marqueurs d’ambiance plus ou moins appuyés. L’auteur, journaliste reconnu pour la qualité de ses enquêtes sociologiques précédentes, a l’honnêteté de citer la plupart de ses sources (sans toutefois répondre aux règles d’un ouvrage scientifique, comme ce n’est pas le lieu), mentionne leur recoupement, voire leur degré de fiabilité et, le cas échéant, leurs contradictions. En apparence, tous les gages de probité intellectuelle sont donnés.
Fr. Martel évoque à de nombreuses reprises ses investigations comme la mise au jour des rouages d’un système, voire la pénétration dans un monde parallèle dont il aurait dévoilé les règles. Ce système, c’est le Saint-Siège, cet antimonde, c’est l’Église catholique ; et le grand secret de ces instances, c’est l’homosexualité. Aussi l’auteur ne prétend pas seulement révéler l’omniprésence de clercs homosexuels dans l’Église, mais encore, et surtout, établir les axiomes selon lesquels l’homosexualité structure toute son organisation. Chaque chapitre est ainsi résumé dans une des quatorze règles de Sodoma (Sodome, la cité pécheresse, étant elle-même la métaphore de l’Église), qui forment autant de lois sociologiques propres au milieu de la hiérarchie ecclésiale.

Un parti-pris indémontrable.

Autant le dire d’emblée : si certaines des règles de Sodoma nous paraissent relever d’observations sociologiques assez justes, qu’il serait cependant bien téméraire de généraliser, l’interprétation univoque qui fait de ces quatorze axiomes les maximes de l’Église relève d’un parti-pris ni démontré ni démontrable, dans lequel la figure du journaliste objectif s’efface bien vite derrière celle du militant des droits LGBT. Pourtant, l’auteur prend bien soin de ne pas paraître un anticlérical primaire : à combien de reprises répète-t-il qu’il n’a rien contre l’Église, qu’il est non-judgemental (un des anglicismes qu’il affectionne) qu’il se fait un devoir de ne jamais révéler l’homosexualité des prélats vivants (les morts n’ont pas droit à tant d’égards) ! Et certes, en un sens, son travail dépasse bien ce stade. Il témoigne d’un effort sérieux de documentation sur le fonctionnement contemporain de l’Église, tente d’éviter les écueils les plus saillants du traitement médiatique de la question, fait montre à l’occasion d’une compréhension psychologique assez fine des luttes de pouvoir au Vatican. Hélas, comme les critiques qui suivent vont tenter de le montrer, ces louables efforts n’ont pas été menés à leur terme. Les simplifications grossières, les assertions non fondées, souvent même le pur délire interprétatif abondent au fil de ces pages pesantes.
L’auteur, quand il ne peut parler, suggère. Son style tout en évocations, en perfidies, en murmures, fait beaucoup pour installer une atmosphère de fausseté continuelle. Si certains passages témoignent de railleries bien trouvées, ils ne suffisent pas à racheter la masse de traits qui tombent à plat : comme pour de nombreux autres essayistes, son écriture révèle moins un esprit brillant que la conviction bien ancrée d’en posséder un.
Dans l’ensemble, les titres et les fonctions des principaux hiérarques catholiques, que l’auteur confesse avoir eu du mal à apprendre, sont respectés et bien utilisés. Quelques erreurs cependant : Mgr Gaillot n’a pas été nommé évêque in partibus (titre inusité depuis Léon XIII), mais évêque titulaire de Partenia en Libye. Le Père jésuite Albert Vanhoye, créé cardinal, n’a jamais été évêque. Mgr Moraglia est désigné comme le simple « évêque » de Venise, alors qu’il a droit au titre de patriarche. Un prêtre doit selon lui « exercer les sacrements », etc.

Fr. Martel, de toute évidence, connaît mal le monde traditionaliste (qu’il écrit d’ailleurs « traditionnaliste », de même que « résonnance » ou encore « autoréférenciel », mais l’auteur maîtrise sans doute trop de langues pour attacher encore de l’importance au français). Selon lui, les cardinaux Burke et Sarah « rejettent Vatican II » (rien de moins !). Mgr Lefebvre, dans une confusion évidente avec Mgr Williamson, est personnellement accusé d’être « antisémite, négationniste » (l’ancien archevêque de Dakar a certes eu des déclarations controversées, mais, à notre connaissance, jamais sur ce terrain-là). Les cardinaux conservateurs et défenseurs des positions traditionnelles sur l’acte homosexuel sont tous des « homophobes » et donc, selon un pivot central du raisonnement martellien et martelé, des homosexuels dissimulés : sur la foi de ses accoutrements, Burke est une « folle ». Seul le cardinal Sarah (peut-être parce qu’une telle accusation serait trop ridicule) échappe à ce sujet au maître du soupçon sans élément. Mais Fr. Martel a une autre explication à son « homophobie » : il a grandi dans la brousse et en « partage les préjugés, les rites, la superstition, et même la culture de la sorcellerie et des marabouts. Sa famille est animiste ; sa maison est faite de terre battue, où il dort à même le sol », « il prie sans cesse, un brin envoûté » et « superstitieux », bref, « un chef tribal (sic.) », « qui se comporte encore comme s’il était encore dans son village animiste », un « Lefebvre réafricanisé » (p. 474). L’auteur a bien de la chance de travailler pour une Cause progressiste, il en est d’autres à qui de tels propos vaudraient un passage en correctionnelle…

De nombreuses erreurs factuelles.

On « apprend » aussi que tous les papes des dernières années, à l’exception du pontife régnant et de Jean-Paul II (mais ce dernier est stigmatisé comme « misogyne » et « vaniteux ») ont eu des tendances homophiles. Benoît XVI, pape envers lequel Fr. Martel dit éprouver le plus de « tendresse », est aussi le plus caricaturé. On est informé, selon un théologien réprouvé, qu’il a été « d’une cruauté inimaginable envers ses opposants » (p. 706, cette « cruauté » dût-elle selon toute vraisemblance se limiter à des suspensions d’enseignement, que Martel reconnaît lui-même peu nombreuses), il aurait eu « un penchant pour la perversion et les humiliations martyriques (sic., p. 703) », bref, serait animé d’une « sorte de fanatisme » (p. 704). L’auteur est persuadé que Benoît XVI est secrètement homophile, qu’il nourrit de tendres sentiments pour son secrétaire Georg Gänswein. Si sa conviction sur ce chapitre est aussi indémontrable qu’inébranlable (et, au fond, en un sens, peu importe), ses arguments pour y parvenir sont tous plus risibles les uns que les autres : un des signes qui ne trompent pas est la passion de Joseph Ratzinger pour l’opéra mozartien, notamment Don Giovanni « et son érotomanie ambigüe » (p. 623) ; il a assisté à un spectacle de cirque où il sourit libidineusement à des acrobates torse nu (p. 681) (il est troublant de constater que cette « preuve » se trouve aussi sur des sites sédévacantistes). Fr. Martel se permet une psychanalyse sauvage et gratuite du pape émérite : « la puberté a été pour lui une parenthèse dont il a voulu oublier les doutes, le désordre, le vertige peut-être » (p. 618), il a connu « des difficultés d’ordre affectif » et resterait marqué par des « fragilités et des naïvetés », qui seraient notamment dévoilées par la lecture du Petit Prince (p. 617)… Enfin, lorsque l’on aborde la prétendue inaction de Benoît XVI face aux abus sexuels, l’on entre dans la calomnie pure : il a « paru impuissant » face à ce fléau, et « les historiens se montreront, sans nul doute, d’une grande sévérité sur les ambigüités du pape et ses actions » (p. 736). L’on est toujours, en ce cas, prophète à bon compte !

De manière générale, l’ancien journaliste du Nouvel Observateur semble éprouver à l’égard de l’Église catholique un complexe de supériorité intellectuelle de mauvais aloi. Après une rencontre avec Monica Schmid, une Suissesse « ordonnée » prêtre, il affirme « je devine qu’elle est bien plus calée en théologie que la majorité des prêtres » (p. 715). Il prétend avoir été stupéfié par la médiocrité intellectuelle et culturelle du Vatican, et sous cet angle, rares sont les prélats de curie comme le cardinal Tauran à trouver grâce à ses yeux. De même, il se montre particulièrement sévère pour la mémoire de Jean Guitton, écrivain « à l’œuvre mineure », qui n’aurait existé « que grâce à son amitié très particulière avec Paul VI » (p. 258). S’il est tout à fait vrai, comme le pense Fr. Martel, que Jean Guitton est un penseur de moindre envergure que par exemple Maritain, l’on est droit de penser que l’académicien, à la différence de notre auteur, savait au moins que le nominalisme n’est pas seulement « un terme amusant qui fait écho aux mystères entre les papes d’Avignon, les frères franciscains et leurs novices dans Le Nom de la Rose » (p. 574) ; qu’il n’a pas fait de Jules César un « empereur » (p. 668) ; qu’il aurait évité de parler, dans un ouvrage francophone, de « saint Peter Damian » (p. 348) et de « San Carlos Borromeo » (p. 455)… Les stéréotypes les plus éculés sur les artistes homosexuels (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Caravage) révèlent une médiocrité satisfaite d’elle-même. À cette aune, on comprend que ses jugements sur la valeur théologique de tel ou tel cardinal ne sont ni informés ni solides.
Plus fondamentalement, il faut interroger le rapport prétendument apaisé que l’auteur dit entretenir avec l’Église : certaines de ses réactions témoigneraient plutôt d’une révolte adolescente. Ainsi, il refuse de donner des majuscules au « saint-siège », au « saint-père », à « l’eucharistie » (système qui porte à confusion puisqu’il ôte à de nombreuses reprises celles qu’il faudrait à « l’état » …) pour les réserver au « Poète », Arthur Rimbaud. Séjournant dans un hôtel pour ecclésiastiques, il remplace « aussitôt » la Bible de sa table de nuit par Une saison en enfer (p. 786). On n’est pas sérieux, même après dix-sept ans…

L’enquête trahit ainsi de gigantesques biais de sources : on a certes interrogé de hauts responsables de l’Église. Mais l’on s’est surtout abreuvé à la fontaine du zèle amer des théologiens de la Libération, des prêtres défroqués, des théologiens marxistes en rupture de ban, bref de tous les déçus et les frustrés, pour de bonnes comme de mauvaises raisons, des pontificats précédents. Ainsi, se dévoile en creux un autre système, ou antimonde, qui mérite tout autant et même davantage le nom de Sodoma : le gigantesque réseau de militants LGBT et d’extrême-gauche, qui constituent autant d’informateurs, de soutiens et d’appuis pour Fr. Martel. Or il est évident qu’une part notable de cette nébuleuse a des comptes à régler avec l’Église. L’auteur paraît ainsi particulièrement dépendant de ses sources dans les passages qui traitent de l’Amérique du Sud, ce qui le conduit à faire du cardinal Trujillo quasiment le confesseur de Pablo Escobar (p. 410), et du trouble cardinal Sodano, ancien nonce auprès du régime Pinochet (certes répressif, mais que l’auteur qualifie abusivement de « fasciste » (p. ex. p. 315), trahissant les biais de ses informateurs militants), un tortionnaire.

Des conclusions malhonnêtes.


Abraham avait demandé s’il restait des justes à Sodome ; reste-t-il des chastes à Sodoma ? L’auteur livre aussi quelques beaux portraits, comme celui du vieux cardinal Stafford (p. 75), qui tombe des nues devant tant de scandales. Parmi les prêtres homosexuels qui vivent des situations déchirantes, se dégage aussi une vraie sincérité, y compris dans les chapitres les plus pathétiques, comme celui sur les réseaux de migrants prostitués à Rome, qui auraient comme principaux clients des ecclésiastiques.

Ce livre, enfin de compte, oscille sans cesse entre, d’une part, des portraits vraisemblables et des affirmations sociologiques bien vues, et, de l’autre, des purs fantasmes de grand-guignol ecclésiastique, dignes du Roma de Fellini. Pour les premiers, la thèse que le sacerdoce, dans la société d’avant mai 68, constituait un refuge assez sûr pour des hommes aux tendances homosexuelles ; ou celle qu’une insistante maladive à traquer les homosexuels trahit souvent un grand malaise sur le sujet. Mais domine tout de même cette impression de grand-guignol, prétexte à de véritables scènes de genre. Depuis le journal de Johannes Burckhardt et ses dénonciations de la cour des Borgia, la description du Saint-Siège comme cloaque d’impureté est en effet un genre très pratiqué, spécialement dans les pays anglo-saxons de tradition protestante. Cette sorte d’exercice de style a trouvé des épigones français, par exemple dans Les Clés de Saint-Pierre de Roger Peyrefitte (avec son passage fameux du « strip-tease » de Pie XII), que Frédéric Martel dit mépriser comme un ramassis de racontars calomnieux (p. 274), sans doute pour masquer la parenté assez évidente avec son propre ouvrage. Il en résulte un effet involontairement comique, que semble produire cette sorte de Gaydar intempestif et médianopète : Fr. Martel aurait dû aussi exprimer des doutes sur la croyance à sa propre infaillibilité en ce domaine.

L’auteur révèle finalement le fond de sa pensée avec l’affirmation très significative que la continence sexuelle est contre-nature (p. 787), ce qui est une option, selon un point de vue neutre, au moins aussi infondée que celle qui qualifiait pareillement l’homosexualité : par sa nature même, elle ne peut pas être démontrée. Mais ce point est la clé de voûte de tout le raisonnement martellien : il explique pourquoi l’auteur n’accorde aucun crédit à l’attitude souvent admirable de clercs sans doute homophiles, mais qui ont volontairement choisi une abstinence certes difficile à vivre, comme elle l’est pour tous, avec ses choix cruficiants et parfois ses chutes. C’est le déni de la valeur de ces vies, donc, in fine, le peu de sincérité reconnu aux homosexuels dans l’Église dont on prétend défendre la cause malgré eux, qui vicie toute la démonstration de ce livre, le rend intrinsèquement malhonnête.

À demi-fouillé, à moitié de bonne foi, ce livre trop malin pour être sûr est l’œuvre d’un demi-habile. La cause universelle ainsi diagnostiquée à toute l’histoire de l’Église des cinquante dernières années est si générale qu’elle n’explique rien, elle se réduit elle-même à néant à force de vouloir trop prouver. Mais là où est le trésor de Frédéric Martel, là est aussi son cœur !

Petrus Aurelius

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