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Rod Dreher : « Je préconise une retraite stratégique. Nous devons nous retrouver en lieu sûr afin de pouvoir nous entraîner, spirituellement et de manières qui ne soient pas purement politiques »

Ancien journaliste, Rod Dreher est un éditorialiste chrétien influent aux États-Unis. Il a publié en mars 2017 The Benedict Option — Le Pari bénédictin — qui vient d’être traduit en français. Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.

Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus — Le pari bénédictin, Artège, septembre 2017, 376p.

R&N : Le “pari bénédictin” dont on commence tout juste à parler en France grâce à votre livre, est depuis longtemps débattu par les chrétiens aux Etats-Unis. Votre livre est-il le résultat d’une évolution personnelle sur ce sujet ?

Rod Dreher : Non, ma position est assez constante depuis au moins 2005, mais pendant longtemps le pari bénédictin n’a été discuté qu’au sein d’un cercle restreint d’intellectuels et de journalistes, pour la plupart catholiques. Puis, en avril 2015, il y a eu un événement extraordinaire, l’Indiana, un État conservateur, a tenté d’adopter une loi garantissant un minimum de liberté religieuse aux entreprises, concernant notamment la discrimination anti-gay. Les grandes entreprises ont réagi à l’échelle nationale en déclarant qu’il s’agissait de sectarisme. Leur réponse a été très forte et l’état a reculé. C’était la première fois - car habituellement les entreprises restent neutres - qu’elles prenaient position, et cette prise de position importante n’a pas été sans conséquence. Tout cela était particulièrement choquant parce que les chrétiens en Amérique avaient l’idée, très naïve, que le monde économique n’était pas opposé à leurs intérêts -le Parti républicain, qui regroupe aujourd’hui de nombreux chrétiens, étant un parti pro-entreprises – et d’un coup les gens se sont rendu compte que ce n’était pas le cas. Soudainement la question était : “Dans quel monde allons-nous nous réveiller ?” J’ai commencé à recevoir des coups de téléphone et des courriels me disant que j’avais peut-être raison. En outre, il y a aussi eu en 2015 l’arrêt Obergefell, rendu par la Cour suprême des États-Unis, qui a décidé que le mariage homosexuel était constitutionnel dans l’ensemble des États-Unis. Ce qui est inquiétant, c’est que lorsque vous connaissez la façon dont fonctionne le système constitutionnel américain, il est facile de voir que les croyances chrétiennes traditionnelles sur la sexualité deviendront bientôt, en droit, l’équivalent de discriminations raciales, parce que ce point de vue est déjà ancré dans la culture. Le simple fait d’affirmer ce que nous avons toujours cru fait de nous, aux yeux de notre culture, l’équivalent d’un suprématiste blanc. Et pour la première fois nous avions l’impression d’être comme étrangers à notre propre pays. Les gens pensaient que l’Amérique était un pays chrétien, mais ils se sont soudain réveillés et ils ont vu que tout leur échappait. J’ai parmi mes amis un brillant professeur de droit, qui est chrétien en secret parce que cela lui causerait du tort que ses pairs connaissent sa foi. Il m’a dit que la plupart des chrétiens américains ne savent pas combien les élites dans le milieu du droit sont hostiles à la religion. Les chrétiens l’ignorent alors que ces gens-là sont les juges de demain. Cet ami fait partie des gens qui m’ont dit “Vous devez écrire ce livre, pour leur faire savoir ce qui va arriver”. Voici l’origine du livre. Mon éditeur qui est chrétien mais publie des livres politiques, a pensé qu’il était risqué d’aborder ces questions culturelles et religieuses ; mais à l’époque, tout le monde pensait que Clinton allait gagner et il y avait un sentiment de panique sur ce qui allait se passer ensuite. Les choses ne se sont pas passées comme prévu, mais le livre est devenu un best-seller, et je pense que la raison à cela est que, même si les gens croient (une foi déplacée, selon moi) que Trump va changer les choses, ils ont un sentiment d’insécurité, ils ne savent pas où vont les choses, et même s’ils ne sont pas d’accord avec moi, ils voient que je parle de choses auxquelles nous devons faire face.

R&N : Il y a quelques mois, le réseau protestant fondamentaliste Pulpit and Pen a encensé le livre de Matt Walsh, The Unholy Trinity, dans lequel il préconise d’affronter la culture postchrétienne, et attaqué le vôtre, arguant que les chrétiens ne devraient jamais cesser de lutter contre l’abandon de Dieu par la société. Pourquoi pensez-vous qu’il y a peu d’espoir dans ce combat ?

Rod Dreher : Je suis d’accord sur le fait que les chrétiens ne doivent jamais cesser de résister, mais nous devons nous demander ce qui est le plus efficace. Je pense que ces protestants de Pulpit et Pen font une erreur dramatique. Si je peux utiliser une métaphore, nous sommes ici comme à Dunkerque : je crois que dans la guerre culturelle, les chrétiens sont bloqués sur une plage, et Matt Walsh veut mener une charge héroïque contre l’ennemi. Je préconise une retraite stratégique. Nous devons nous retrouver en lieu sûr afin de pouvoir nous entraîner, spirituellement et de manières qui ne soient pas purement politiques, pour cette longue guerre. J’ai 50 ans, la droite religieuse existait dès le début de ma conscience politique, et même si je n’en ai jamais fait partie, en tant que catholique, j’étais Républicain. Le Parti républicain a été mon parti politique pendant trente ans, et quel résultat pouvons-nous faire valoir ? Les conservateurs ont été plusieurs fois au pouvoir pendant tout ce temps et la culture a continué à s’enfoncer de plus en plus loin dans l’athéisme. Si vous regardez les chiffres des enquêtes en sciences sociales sur la génération Y, nous n’avons jamais vu une telle chute de la pratique religieuse. La foi est en train de s’effondrer. Plus inquiétant encore, selon Christian Smith dans une étude pour l’Université de Notre Dame, l’écrasante majorité de ceux qui se déclarent chrétiens croient en quelque chose qui n’est pas chrétien, mais en ce qu’il appelle un déisme moraliste thérapeutique (Moralistic therapeutic deism en anglais), quelque chose de très faible et qui n’entraînera pas les gens à résister. La bataille est désormais beaucoup plus avancée, nous avons perdu cette guerre, nous devons entrer en clandestinité, être la résistance française, s’entraîner pour le long terme. J’adorerais avoir des victoires politiques, des victoires légales, et peut-être en aurons-nous quelques-unes dans les années à venir, mais cela n’aura aucune espèce d’importance si nous n’avons pas de véritable formation spirituelle, si nous ne veillons pas à donner une catéchèse à nos enfants. Ce qui est profondément frustrant, c’est que les chrétiens conservateurs ne voient pas cela. Ils pensent que l’ennemi est dehors, mais l’ennemi est à l’intérieur : il est dans les smartphones, sur Internet. Ces choses ne sont pas nécessairement mauvaises, mais les gens attendent désormais ce que les démocrates et les libéraux vont faire, et en attendant, ils donnent à leurs enfants un accès complet à Internet, et les enfants téléchargent de la pornographie. Certains parents préfèrent ne pas voir cela ; ils préfèrent ne pas voir comment certaines écoles dans lesquelles ils envoient leurs enfants sapent les croyances chrétiennes traditionnelles, avec des choses comme la théorie du genre. Ils regardent au-delà de la ligne Maginot, et attendent les Allemands.

R&N : Une partie importante de votre argumentation en faveur du retrait de la société laïque est que c’est la façon dont les moines bénédictins « ont construit l’Europe », comme l’a dit le pape Benoît XVI. Mais vous conseillez cela non seulement pour les moines, mais pour tout le monde, y compris les familles, qui souhaitent être des chrétiens cohérents. Qu’est-ce qui vous fait penser que ces deux situations sont comparables ?

Rod Dreher : C’est la principale question que l’on me pose, que ce soit aux États-Unis ou en France. Les laïcs ne sont pas censés être des moines, nous vivons dans le monde, mais le monachisme peut être un bon guide, dans une certaine limite, car il nous enseigne ce qu’il faut faire pour rester chrétien dans un monde qui ne l’est plus et est hostile au christianisme. Il doit y avoir une forme de séparation, même si nous vivons dans le monde. En ce qui concerne les écoles, par exemple, combien d’écoles chrétiennes en Amérique le sont seulement de nom ? Je ne peux pas compter combien de fois j’ai entendu des ex-catholiques dire « Dieu merci, je suis allé dans une école jésuite, ils ont vraiment résolu le problème de la religion pour moi. » C’est inimaginable combien les écoles religieuses sont mauvaises en Amérique. Si nous voulons que l’éducation soit formatrice, non seulement en transmettant des informations, mais aussi en formant le caractère, ce serait une grave erreur de laisser nos enfants dans une école publique ou dans une école chrétienne quelconque. La culture est tellement consumériste, hédoniste, matérialiste, individualiste. Je crois que nous devons nous voir comme des résidents étrangers, comme des exilés sur place : j’utilise l’exemple des Hébreux à Babylone (Jérémie 29) dans lequel Dieu a dit qu’il a appelé les Hébreux à être en exil pour Ses propres buts ; Il leur conseille de s’y implanter, de prier pour la paix. Nous devons rester implantés, nous aussi, nous installer là où nous sommes. Dans le livre de Daniel cependant, nous voyons les trois jeunes hommes, Schadrac, Méschac et Abed-Nego, qui étaient des serviteurs du roi et étaient intégrés dans la culture locale, mais lorsque le roi leur ordonne d’adorer des idoles, leur refus les a menés jusqu’à la mort. Nous devons garder à l’esprit ces deux exemples mais nous ne pouvons pas devenir si assimilés au point d’oublier qui nous sommes. Et cela veut dire qu’au sein de nos familles nous devons nous entraîner à dire non, à refuser de nous incliner devant les nouvelles idoles. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez faire à moitié : il faut que ce soit radical.

R&N : Vous parlez du besoin d’une éducation réelle, comme quelque chose de vital pour transmettre la foi et la vie spirituelle. Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter complètement la décadence que le monde a à offrir ? N’avez-vous pas peur qu’il puisse y avoir une sorte de contrecoup si les enfants éduqués dans les communautés chrétiennes rencontraient les formes les plus dures de perversion qui existent ?

Rod Dreher : C’est une tentation à laquelle font face un certain nombre de conservateurs, ils voient la perversion du monde et ils veulent protéger leurs enfants, mais ils ne peuvent le faire que pour un temps. Ma femme et moi avons trois enfants, et la façon dont nous les avons élevés, c’est que nous leur avons caché certaines choses et nous les leur avons montrées d’une manière appropriée à leur âge. Nous devons leur montrer ce qui se passe dans le monde donc nous avons donc dû leur parler de la sexualité, mais nous ne nous sommes pas contentés de dire « c’est mauvais, ne faites pas ça »  : nous avons aussi parlé de ce qui est bon dans la sexualité, comment Dieu l’a faite, ce que cela signifie dans le contexte plus large de ce que signifie être humain. Sur des choses comme la violence ou la sexualité, nous les aidons donc lentement à construire leur vie intérieure, pour que lorsqu’ils seront assez âgés, ils aient une résilience intérieure pour affronter le pire que le monde a à offrir et lui dire non. L’éducation chrétienne ne peut être comme une coquille de homard, qui s’ouvre sur du vide : nous voulons que nos enfants y trouvent de la force, et c’est la seule façon de le faire, parce qu’ils finiront par devoir y faire face. Je connais une femme, une issue d’un milieu catholique strict ; ses parents lui ont dit, à elle et à ses frères et sœurs, que le monde est rempli de démons. Ils ont tous abandonné la foi parce que pour eux la foi signifiait la peur. Je crois que le monde est bon. Il y a des choses perverses, mais Dieu a fait le monde bon. Et ma tâche en tant que père chrétien est d’enseigner à mes enfants à aimer ce qui est bon dans le monde et à utiliser les dons que Dieu leur a donnés pour progressivement amener le monde à être en harmonie avec ce que Dieu veut pour nous. Mais je déteste vraiment cette fausse dichotomie qui consiste à dire que soit on les expose à tout, soit on les met dans une bulle : le choix a-t-il une seule fois été aussi réduit ? Mes parents n’étaient pas très pratiquants, mais ils avaient du bon sens, ils ne nous exposaient pas à la pornographie ou aux pires choses qui soient au monde. Désormais, les parents semblent avoir perdu ce sens commun.

R&N : Le pari bénédictin signifie donc s’assurer qu’il y a un endroit où vous pouvez montrer ces choses à vos enfants au moment opportun et non quand cela les détruit ?

Rod Dreher : Et c’est ce qui rend si difficile d’élever des enfants aux États-Unis aujourd’hui. Dans les années 70, en tant qu’enfant, si vous vouliez voir de la pornographie, quelqu’un devait avoir un oncle avec des magazines obscènes ou quelque chose comme ça. Aujourd’hui les choses sont beaucoup plus explicites, elles sont disponibles rapidement avec la connexion d’un smartphone. Et j’entends des psychologues, des prêtres et d’autres personnes dire que des enfants d’à peine 7 ou 9 ans ont été exposés de manière intensive à la pornographie simplement parce que leurs parents leur ont donné des smartphones. Vous devez donc vous préoccuper des activités de vos enfants, des amis de vos enfants, de ce qu’ils font. J’ai discuté avec un jeune enseignant chrétien qui m’a dit que par curiosité, il en avait regardé sur son smartphone, et qu’il est devenu accro à la pornographie pendant très longtemps. Il y a des champs de mines qui n’existaient pas quand j’étais gamin. Donc, ce que ma femme et moi essayons de faire, c’est d’être attentif, ces choses ne peuvent pas être évitées simplement, vous devez être impliqué dans la vie de vos enfants, leur parler, les aider à apprendre à discerner et à devenir responsables. Pour cela, vous devez notamment aider vos enfants à trouver un groupe de pairs, d’amis, idéalement avec d’autres parents qui partagent les mêmes valeurs, et qui sont aussi critiques que vous, même s’ils sont non-chrétiens, vis-à-vis des valeurs modernes. C’est quelque chose qui est difficile à trouver. Jusqu’à il y a peu, les valeurs de base étaient massivement partagées, nous avions une forme de confiance au niveau de la société. Ce n’est plus le cas et cela rend l’éducation d’enfants beaucoup plus anxiogène. Je ne crois pas que nous devions construire de villages fortifiés, mais regardez les juifs orthodoxes modernes qui vivent une foi exigeante dans le monde et parviennent à aider leurs enfants à grandir sainement. Dans la façon dont ils le font, l’éducation est importante, de même que la pratique à la synagogue ; mais un élément important est que, puisqu’ils ne peuvent pas aller en voiture à la synagogue le samedi, ils doivent vivre suffisamment près pour y aller à pied, ce qui crée une sorte de communauté géographique. C’est quelque chose que je n’ai pas ; certaines personnes ne peuvent pas se le permettre ; mais nous devons établir des limites raisonnables pour ces communautés, car cela peut faire peur d’être seul à élever des enfants chrétiens. Depuis que je suis ici [en France, ndlr], j’ai discuté avec des catholiques célibataires qui veulent se marier, et leur question est : où les rencontrent-ils, comment communiquent-ils ? Ce livre veut pousser les minorités créatrices orthodoxes, catholiques et protestantes à se rencontrer, à commencer à établir des réseaux ; à nous aider à nous rencontrer, pas de manière formelle, rigide, mais d’une manière informelle, juste pour l’amitié. Je me suis rendu compte qu’en France, la communauté est perçue comme quelque chose de négatif, je le regrette, je ne l’avais pas anticipé : les gens ont toujours été encouragés à promouvoir la communauté aux États-Unis. La liberté que nous avons est une liberté concernant la religion, ce que vous avez ici est plutôt une liberté d’émancipation de la religion, ce n’est pas quelque chose que j’avais pris en compte. Mais toujours dans ce cadre, la question est de savoir quel prix nous devons payer pour faire partie d’un ensemble social, et si nous sommes prêts à le payer. Nous voyons cela en Amérique, comme nous ne l’avons jamais vu auparavant : les gens vont devoir se demander si, lorsqu’ils rejoindront des domaines comme la médecine, la psychologie ou l’éducation, ils seront obligés d’abandonner leur foi. Je me moque bien de savoir si mes enfants réussissent, j’aimerais qu’ils aient un bon emploi dans le domaine qu’ils souhaitent, mais pas au détriment de leur foi chrétienne.

R&N : Vous insistez sur la nécessité de renoncer aux smartphones et ordinateurs en tant qu’élément essentiel de nos vies, à peu près comme on peut s’abstenir de certains aliments pendant le Carême. Cette capacité à faire face à la frustration est-elle un élément majeur de votre vision de la vie humaine ?

Rod Dreher : C’est pour ça que la confession a été une telle bénédiction pour moi en tant que chrétien, parce que je chute tout le temps et le Christ montre sa miséricorde à travers les ministres de l’Eglise ; mais l’Eglise dit aussi que l’on n’est pas voué à l’échec. Elle peut vous aider si vous continuez à exercer votre libre arbitre et à choisir le bien. On peut devenir spirituellement plus fort, il y a de l’espoir. Mais l’Eglise doit vraiment affirmer cela, et souvent, dans la société américaine au moins, l’Eglise se concentre plus désormais sur le fait de réconforter les gens et les anesthésie quant à la réalité du péché. Vous pouvez aider les gens par la miséricorde, mais vous devez aussi les aider à changer, à se repentir, à s’améliorer, à faire des progrès spirituels. Je pense que le véritable danger auquel nous sommes confrontés aujourd’hui peut être, en général, mieux compris à travers la théorie culturelle de Philip Rieff. Rieff était un sociologue réputé et un critique culturel du 20e siècle en Amérique, juif, non religieux, mais il avait je pense cependant des points de vue profondément religieux. Sa théorie culturelle était la suivante : chaque culture est définie par ce qu’elle interdit, par ses “tu ne…”, et il affirme qu’une culture saine considère un certain nombre de désirs incontrôlables qu’elle ne cherche pas seulement à arrêter quand ils deviennent socialement destructeurs, mais même à canaliser vers des buts socialement constructifs. D’après lui, nous avons développé dans la modernité une anti-culture, une culture qui se base sur le refus de l’interdit. Et nous en arrivons ainsi à penser que nous ne pouvons être libres que si nous exerçons toujours plus pleinement nos désirs. Pour Rieff, une culture stable et saine ne peut jamais exister dans ces conditions. Nous créons donc ce que Jean Paul II allait plus tard appeler une culture de la mort. Rieff, même s’il n’était pas croyant – et c’est extraordinaire – a dit que tout le mécanisme moderne est thérapeutique, car nous trouvons des manières de nous rendre insensibles à la condition humaine afin d’aller sans cesse plus loin, sans jamais nous occuper de nos problèmes. Je pense que nous voyons à quel point tout cela est désormais devenu insensé en Amérique : il y a même des gens qui nient l’homme et la femme et déclarent que cela n’est qu’une question de choix. Si nous sommes ce que nous désirons, alors nous sommes contrôlés par nos désirs, et la raison n’a plus de place : nous devenons des êtres reposant uniquement sur l’émotion. Je pense que pour maintenir une certaine décence, un minimum d’humanité, même à l’extérieur du christianisme, nous devons refuser la tyrannie du désir et pouvoir nous dire « non » à l’excès de nourriture ou à l’excès de smartphones ou de tout autre chose. C’est extrêmement important pour préserver notre humanité. Je ne dis pas que nous devons nous plier à la même ascèse que des moines, nous ne sommes pas appelés à être des moines : j’ai un smartphone, je mange bien… Mais je suis un chrétien orthodoxe et apprendre à jeûner avec l’Eglise m’a fait comprendre l’importance de pratiquer régulièrement l’auto-limitation. C’est peut-être ce que les chrétiens, tous les chrétiens, peuvent faire de plus fort culturellement dans cette société de consommation, dans cette société qui nous dicte qui nous sommes et ce que nous désirons.

R&N : La plupart des chrétiens en France sont catholiques, et ils ne sont pas habitués à un jeûne très strict. Comment pensez-vous qu’ils pourraient s’adapter au mode de vie que vous décrivez ?

Rod Dreher : Le voyage de mille lieues commence par un premier pas. Il n’y a rien dans la foi catholique, ou autant que je sache dans le protestantisme, qui dise que vous ne pouvez pas jeûner. J’ai envie d’inviter nos frères et sœurs catholiques et protestants à étudier la discipline de l’église orthodoxe et à voir s’ils peuvent l’intégrer dans leur vie. Commencez lentement, voyez comment cela fonctionne. Les catholiques ont jeûné jusqu’au concile Vatican II. Cela semble remonter il y a mille ans mais ce n’est en fait que très récemment que les catholiques ont perdu cette discipline du jeûne. C’est quelque chose que les orthodoxes ont retenu des premiers siècles du christianisme. C’est une discipline importante à laquelle tous les chrétiens devraient revenir. Le jeûne n’est qu’un élément, mais nous devons apprendre à entraîner nos corps à vivre la foi. Dans mon livre, je parle d’un anthropologue de l’université de Cambridge, Paul Connerton – il est marxiste, je crois- : il n’est certainement pas chrétien mais il a écrit un livre intitulé How Societies Remember [Comment les sociétés se souviennent, ndlr]. Et dans ce livre, il s’est contenté d’examiner les communautés traditionnelles, pas nécessairement les communautés chrétiennes, qui maintiennent leurs traditions, même face à la modernité et à sa puissance d’atomisation. Il voulait voir ce qu’elles avaient toutes en commun et ce qu’il a trouvé est vraiment intéressant : elles ont toutes une histoire sacrée, qu’elles racontent lors d’un rituel communautaire, et ce rituel est vécu comme les sortant de leur vie de tous les jours et les reliant à une forme de transcendance. Et, lorsqu’ils accomplissent ce ritual, ils utilisent leur corps dans la prière, comme pour assimiler cette histoire sacrée et la faire entrer jusque dans leurs os. J’adore cette phrase : la faire entrer jusque dans leurs os. En tant que chrétien orthodoxe, cela m’a marqué, parce qu’il me semble que c’est exactement ce que nous faisons. Et il m’a semblé que c’est cela, le secret de l’orthodoxie. Bien sûr, le rite ne sauve pas, il ne sauve que s’il fait advenir un lien radicalement novateur avec Jésus Christ. Mais je me suis rendu compte que ces onze ans au sein de l’église orthodoxe m’ont permis une vraie profondeur dans ma rencontre avec Dieu, et pas seulement dans la liturgie : la vie de tous les jours devient liturgique en raison de mon orthodoxie ; et je souhaite simplement que nos frères et soeurs chrétiens d’Occident s’intéressent à ce que nous faisons, et voient ce qu’ils peuvent apprendre de nous… peut-être avons-nous aussi à apprendre d’eux.

R&N : Contrairement à d’autres individus, célèbres ou non, qui se sont convertis à l’orthodoxie depuis le catholicisme romain, vous ne semblez pas rejeter l’église catholique romaine comme absolument irréconciliable avec l’orthodoxie. Qu’est-ce qui vous donne cette tendance œcuménique ?

Rod Dreher : Permettez-moi de dire ceci pour commencer : j’aimerais que tout le monde se convertisse à l’orthodoxie. Je peux me tromper mais je doute que cela se produise en Occident. Néanmoins, je ne peux pas détester ou rejeter entièrement le catholicisme parce que c’est par lui que j’ai commencé à connaître Jésus. A l’âge de dix-sept ans, j’ai eu une théophanie lors d’un voyage à la cathédrale de Chartres et j’ai changé. Dieu m’a parlé dans cette cathédrale. J’ai eu un cheminement difficile en tant que catholique, comme je le dis dans le livre, et je remercie Dieu de ce que je suis désormais orthodoxe. Mais devenir orthodoxe était pour moi plus une manière d’entrer dans une rencontre plus profonde avec le Christ que de rejeter le catholicisme. J’étais très en colère contre l’Eglise catholique et j’avais été démoli par elle à cause des enquêtes que j’avais menées en tant que journaliste sur le scandale des abus sexuels. Mais lorsque je suis devenu un orthodoxe et que je me suis repenti de mon propre orgueil intellectuel - parce que j’étais un catholique très orgueilleux, très militant, orgueilleux et intellectuellement arrogant ; et Dieu m’en a fait sortir, et je Le remercie pour cela – la chose la plus douloureuse de ma vie a été de perdre ma foi catholique parce qu’elle est partie très lentement. C’était comme si mes ongles étaient arrachés par un tortionnaire. C’est ainsi que c’est arrivé, mais Dieu m’a conduit au repentir et Il m’a montré, à travers cette expérience, que j’avais besoin de passer beaucoup plus de temps en tant que chrétien dans la prière et la contemplation et de faire des choses de mes mains au lieu de m’occuper constamment de politique ecclésiastique et de théologie abstraite. Il n’y a rien de mal à faire de la théologie, mais il était beaucoup plus important pour moi que mon cœur se convertisse. C’est pourquoi ma foi catholique était beaucoup plus faible que je ne le pensais parce que ma tête était convertie et que je pensais que tout allait bien. Mais ma volonté n’avait pas été complètement convertie. C’est un processus qui dure toute la vie comme vous le savez, mais devenir orthodoxe m’a rendu beaucoup plus humble et m’a aussi fait apprécier tous les grands cadeaux que Dieu a donnés au catholicisme romain occidental.

L’église catholique romaine a fait l’Occident. Et je suis un homme de l’Occident. Détester l’Église Catholique Romaine serait haïr ma mère et mon père. Cela dit, je suis un chrétien orthodoxe et je veux en témoigner. J’adorerais que tout le monde devienne orthodoxe mais je pense que la chose la plus importante actuellement est le défi à la foi chrétienne que posent l’hédonisme et le matérialisme de la modernité. Nous avons tellement plus en commun, nous, chrétiens orthodoxes, catholiques et protestants, qui croyons en une expression traditionnelle de la foi, qui croyons en la transcendance et qui croyons que nous n’avons pas le droit d’inventer la religion au fur et à mesure mais que nous devons obéir à une autorité supérieure. Je pense qu’il est important que nous maintenions nos différentes doctrines : il ne s’agit par d’un faux œcuménisme qui dirait que tout est fondamentalement le même, ce n’est tout simplement pas le cas, mais au cours de l’écriture de ce livre et de sa promotion, je suis devenu ami avec des évangéliques et des catholiques et j’ai été amené à voir la valeur réelle d’un véritable œcuménisme, un œcuménisme d’amour et de générosité dans lequel nous ne devons pas abandonner ce qui nous distingue pour aimer l’autre et apprendre de l’autre. J’ai rencontré tant de jeunes chrétiens à Paris cette semaine, la plupart catholiques, qui ont une vingtaine d’années. Ils sont si fidèles, si pleins d’espoir et je vois quelque chose dans leurs visages que je ne vois pas dans leurs homologues américains : ils n’ont pas un sentiment d’anxiété, ils n’ont pas un sentiment de naïveté. J’y ai réfléchi et je pense que c’est parce qu’en France vous avez déjà traversé ce dans quoi nous venons d’entrer en Amérique, dans cette période de laïcité militante. Beaucoup de chrétiens américains sont effrayés et confus et pensent que ’bon, si nous sommes juste gentils et nous nous séparons de ces fondamentalistes, si nous sommes des gens gentils, alors le monde moderne nous aimera’. Cela n’arrivera pas. Cela n’arrivera tout simplement pas et ils vont devoir s’en rendre compte et certains d’entre eux vont perdre leur foi, certains deviendront très amers, c’est une vraie tragédie. Mais je pense que je vois chez les jeunes chrétiens français l’idée que ceux qui n’ont pas eu la force de tenir ont déjà quitté l’église. Ceux qui restent, ce sont ceux qui savent ce qu’il en coûte d’être croyant dans ce monde postchrétien. Ils savent pourquoi ils sont là et ils ne sont pas en colère pour autant. Ils sont joyeux, et c’est la graine de l’espoir, pour moi au moins. La seule chose qui m’inquiète, c’est que les gens qui choisissent le pari bénédictin le fassent par peur et par colère : cela ne durera pas.

J’écris dans mon livre à propos d’un groupe catholique italien, les Tipi Loschi, qui sont des disciples de Pier Giorgio Frassati et vivent à St Benedetto del Tronto. Ils sont tous Chestertoniens. Ce sont les gens les plus joyeux qui soient. Ils sont complètement orthodoxes dans leur catholicisme. Ils ne se font aucune illusion sur l’état du monde et pourtant ils sont complètement remplis de la lumière du Christ. Ils ont des contacts avec les monastères. Ils étudient la bible ensemble et ils prennent des repas ensemble même s’ils vont tous dans leurs paroisses. Ils vivent dans cette petite ville et ils ont une vraie communauté, une communauté ouverte sur le monde. Ils invitent en permanence les gens à venir les rejoindre pour du jardinage, des activités sportives, leur prière, leurs repas, ... Mais ils savent ce qu’ils sont et ils ne vont pas compromettre l’essence de ce qu’ils sont en tant que chrétiens catholiques dans le but d’attirer à eux un monde qui n’est pas intéressé par le christianisme. Ils sont un modèle : non des personnes effrayées, qui tournent le dos au monde, mais des gens qui peuvent aller fermement et joyeusement dans le monde en portant la lumière du Christ, sans compromis, parce qu’ils ont passé tout ce temps à prier dans leurs familles et dans leur communauté, pour préparer leur âme à garder vivace la lumière du Christ au milieu de la tempête.

Je suis un disciple de Sainte Geneviève. Je suis très proche d’elle, et je garde une icône d’elle tout le temps sur moi. Je l’ai achetée il y a cinq ans lorsque je suis venu à Paris et que j’ai vécu ici pendant un mois. J’ai appris son histoire, que je ne connaissais pas auparavant, et je l’ai achetée à Saint Etienne du Mont. En me renseignant sur elle, j’ai développé une dévotion à sainte Geneviève et je l’ai priée alors que j’écrivais Le pari bénédictin, ainsi que saint Benoît, demandant leurs prières, demandant spécialement à Geneviève son courage, le courage qu’elle a montré en faisant face à Attila le Hun, disant aux gens ’n’ayez pas peur’. Je lui ai demandé de m’aider aussi de manière à servir le Christ en aidant les gens à garder la flamme allumée alors que nous traversons la forêt sombre du pèlerinage de notre vie dans l’Occident postchrétien. C’est une bénédiction que je n’aurais jamais imaginée recevoir d’être en France et de promouvoir ce livre dans la ville de sainte Geneviève. Je voudrais juste inviter les lecteurs français à regarder autour d’eux les cadeaux que les chrétiens leur ont donnés à travers les saints : sainte Geneviève, sainte Jeanne d’Arc, saint Jean-Marie Vianney, saint Irénée, sainte Thérèse de Lisieux ... Regardez les grands dons de la cathédrale de Chartres à travers lesquels la lumière du Christ a brillé sur moi et m’a conduit hors des ténèbres de l’incrédulité. Ici tout cela est autour de vous d’une manière que nous n’avons pas en Amérique. Vous avez juste besoin de vos yeux pour le voir.

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