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Sur la cathédrale russe : réponse à Gabriel Matzneff

23 janvier 2014 André Samengrelo

Alors que la maquette du nouveau projet de construction de cathédrale russe vient d’être dévoilée, l’écrivain Gabriel Matzneff formule dans sa chronique pour Le Point des « vœux pour la nouvelle cathédrale ». Il semble tout d’abord se satisfaire de l’allure des plans qui ont été révélés. Que l’on puisse s’arrêter ici, tout d’abord, pour que je dise mon désaccord. Pour n’être pas dupe sur les motifs politiques et pusillanimes qui avaient conduit Bertrand Delanoë, l’édile parisien, à opposer son veto à la réalisation de l’ancien projet, je n’en étais pas moins d’accord sur le résultat : ce projet était d’une laideur confondante, mêlant des panneaux extérieurs qui présentaient des icônes russes comme des affiches publicitaires, des bulbes immenses dont le revêtement doré, s’il est traditionnel en Russie, n’aurait eu qu’un effet terriblement « kitsch » sur les berges parisiennes. Enfin, l’invention d’un toit de verre bleu, censé représenter le Voile de la Vierge, tout en tenant d’une compréhension très protestantisée de ce qu’est le symbole, rendait l’ensemble d’autant plus boursouflé et inadapté au reste de l’architecture du lieu.

Le nouveau projet ne me semble guère plus prometteur. On entendait, sur TF1, Jean-Michel Wilmotte vanter la correspondance entre la pierre qu’il compte utiliser pour la construction, et celle qui a servi à construire nombre d’autres beaux bâtiments parisiens. Mais l’argument est ridicule : la pierre est prévue pour constituer des couches horizontales qui alterneront avec des couches de verre. Voilà pour la ressemblance avec les autres bâtiments parisiens. La façade, avec ses petites ouvertures que ne renieraient pas certaines églises catholiques à l’architecture effrontément moderniste, ne laisse pas de faire penser à une mosquée de Samarcande ; quant aux bulbes, nous y avons gagné au change, ils sont encore plus gros, avec cependant la consolation de savoir qu’ils seront recouverts d’or mat (ce qui, selon le site http://larussiedaujourdhui.fr, aura l’avantage de faire taire des « esprits chagrins »...). Bref, à peine moins extravagante que le précédent projet, la maquette de Wilmotte est restée dans un esprit moderniste, et peu soucieux de se fondre dans le décor parisien.

Puis Gabriel Matzneff en vient à des propos plus ecclésiologiques, regrettant tout d’abord que la construction d’une telle cathédrale soit devenue nécessaire, à cause, paraît-il, d’un clergé russe « momifié dans [son] hostilité à l’Église mère », qui refuse de rejoindre le Patriarcat de Moscou et donc de lui donner sa cathédrale. En effet, après la révolution bolchévique, une partie du clergé russe en exil s’est placée sous l’omophore du Patriarcat de Constantinople, constituant un « exarchat des paroisses en Europe occidentale de tradition russe », dont le tout nouvel archevêque est Monseigneur Job de Telmessos. En plus de répondre à des besoins de liberté, dus aux circonstances politiques de l’époque, ce transfert était d’un ordre absolument logique et fidèle aux principes de l’orthodoxie : les Patriarcats nationaux ayant été institués pour unifier les diocèses situés sur le territoire d’un même pays, il n’y a aucune raison de rattacher à un Patriarcat national (qu’il soit russe, géorgien, serbe ou roumain) des paroisses situées en dehors de son territoire. Le Patriarcat Œcuménique, premier entre égaux au sein de la communion orthodoxe, dispose de cette prérogative d’établir des missions dans les territoires ne disposant pas de juridiction orthodoxe propre. C’est ainsi que le seul évêque orthodoxe ayant juridiction en France qui a le nom du pays dans son titre est Monseigneur Emmanuel de France, qui est à la tête de la métropole de France, exarchat du Patriarcat Œcuménique. Les tentatives actuelles de tous les Patriarcats nationaux d’installer leurs juridictions respectives dans tout le monde occidental sont très fragiles canoniquement. Les insultes de Gabriel Matzneff à l’encontre des prêtres qui restent fidèles aux principes de l’orthodoxie n’y font rien : il s’agit de droit canon, non de commodités ; et si l’écrivain est libre de croire ce qu’il veut quant à la prééminence d’un pays ou d’un autre, l’Institution deux fois millénaire qu’est l’Église se réserve le droit de s’en tenir à ses principes.

Le plus impressionnant est finalement que, dans la dernière partie de son texte, Matzneff fustige l’iconographie russe telle qu’elle s’est développée sous le règne de Catherine II, et la qualifie de « boursoufflée, profane (...) décadente et néo-italienne ». On applaudit alors des deux mains : il n’y a rien de plus éloigné de la tradition iconographique byzantine que l’idée de ressemblance entre la personne et sa représentation, grand principe de la peinture italienne sus-mentionnée. Par ailleurs, du grand élan entamé par Pierre Ier, le fanatique de l’Occident, et poursuivi par Catherine II, allemande assez mal convertie à l’orthodoxie, l’iconographie n’est qu’un symptôme. C’est, de l’architecture en bois jusqu’à la barbe de la noblesse, toute la civilisation slave qui devait disparaître pour être remplacée en hâte par des pièces rapportées occidentales, synonymes de progrès, de grandeur et de modernité. Il y a, dans cette propension des élites à remplacer des pans entiers de la culture de leur pays par ce qui, venant d’ailleurs, est fantasmé comme meilleur, le risque tragique commun à tous les peuples.
Par ailleurs, Matzneff achève sa chronique en déclarant espérer que, au lieu de se limiter à être une « église d’ambassade », cette nouvelle cathédrale soit tout d’abord un lieu qui puisse faire rayonner le message chrétien dans une ville en déshérence spirituelle. Là encore, empressons-nous d’approuver bruyamment.

Mais que propose, pour cela, l’écrivain ? Quelle cohérence y a-t-il à fustiger l’abandon d’une culture nationale pour celle d’un autre pays, et à rappeler la primauté de la foi chrétienne sur la culture russe dans cette cathédrale, et en même temps à s’acharner à considérer le Patriarcat de Moscou comme la seule juridiction valable pour les croyants en France ? Lorsque Matzneff parle d’évangélisation, croit-il que celle-ci peut se faire en laissant croire à des Français qui cherchent la foi orthodoxe (et il en existe !) que pour se faire orthodoxe, il faut se faire russe ? Lorsqu’il appelle à nommer la cathédrale d’après un des saints français des temps de l’Église indivise, ne voit-il pas le problème qu’il y a à vouloir que les orthodoxes de France restent sous une juridiction venue d’un autre pays ? Et finalement, en laissant voir son mépris pour le catholicisme, qu’il qualifie de « papiste » (soit dit en passant, à propos de l’usage du calendrier, sujet sur lequel la crispation de certaines Églises orthodoxes est tout à fait incompréhensible), Matzneff n’a-t-il pas l’impression de soutenir précisément ce que le Patriarcat reproche tout haut à Rome de vouloir faire, à savoir étendre sa juridiction sur tous les territoires possibles sans motif valable ?

Qu’on s’entende bien : si Constantinople prétend bien à la prérogative d’étendre sa juridiction à toutes les paroisses situées hors des pays déjà dotés d’une Église locale, c’est précisément parce que le Patriarcat Œcuménique ne représente pas un pays (la Grèce possède son propre Archevêché autocéphale) mais l’universalité, bien manifestée dans son nom, de l’Église orthodoxe et de la Foi, qui n’est pas inséparable d’une culture particulière, mais doit au contraire toutes les embrasser pour atteindre au véritable universel. La France a déjà été privée du droit d’exprimer sa foi dans les termes de sa culture lors de la Renaissance, pourquoi recommencer en cantonnant l’orthodoxie à sa provenance étrangère ? Si tel avait dû être le principe lors de l’évangélisation de la Rus par les Grecs, le Patriarcat de Moscou n’existerait pas, on chanterait encore du grec dans les cathédrales ukrainiennes, et gageons que la Russie ne serait pas si entièrement orthodoxe qu’elle l’est.

Somme toute, les français d’origine russe comme les convertis auront un choix fort symbolique à faire : dépendre de la cathédrale de l’exarchat russe de Constantinople, parfaitement intégrée dans le paysage du XVIIe arrondissement, avec ses bulbes discrets, son clergé français, sa crypte francophone et son histoire ancrée dans la vie parisienne et française, ou bien de la cathédrale du Patriarcat de Moscou, marquée par un certain goût pour l’ostentatoire, aussi éloignée de l’architecture française que peuvent l’être les mosquées, et dépendant d’un évêque dont le siège se situe à environ 2000 kilomètres. Peut-être, en regard des vœux qu’il formule, Gabriel Matzneff souhaitera-t-il reconsidérer son choix.

23 janvier 2014 André Samengrelo

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