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La France, nous dit-on, est en deuil. La belle affaire. Et pendant que les belles âmes républicaines célèbrent le centenaire de la dernière des guerres — de la première des guerres modernes, — avec une émotion non dissimulée, avec une triste émotion non simulée, nous nous interrogeons. C’est qu’au risque de jouer les trouble-fête — et assurément quelle belle fête que cent années ! — nous voudrions nous poser, sans trop ruser, en vérité et sans trucage, quelque question dont la substance est fort simple : serions-nous prêt à refaire, aujourd’hui, ce que firent jadis « nos » enfants humiliés ; à repartir, demain, où ils allèrent ? Précisons : serions-nous prêts, nous autres postmodernes français, Français contemporains, à devenir soldat, à nous faire soldat — on le devient, fort heureusement, mais l’est-on jamais ?, — à sacrifier notre vie, à l’offrir, ou à prendre celle d’un autre — question hautement plus subtile pensons-nous.

Cette affaire est cocasse nous dira-t-on et en un sens ce sera vrai — ne connaît-on jamais la mort avant d’en avoir goûté les fruits délicats ?, — en un sens seulement. Et c’est que nos poilus, eux, nos poilus n’avaient pas l’agrément de choisir, n’avaient pas l’agrément du choix. L’a-t-on jamais dans ces cas là, n’a-t-on jamais que l’embarras du choix, d’un choix embarrassant. Cette entretien nous dira-t-on est burlesque. — Ne savez-vous donc pas, plaidera-t-on, que les derniers des hommes de cette dernière guerre sont morts sur les hauts-lieux des grandes barricades, sont morts dans les tranchées de cette sale guerre ; dans la fosse commune d’une guerre putride que nous autres modernes ne pourrons plus connaître. Que nous autres à présent ne pourrons plus connaître. Nous le savons, oui, nous le savons. Mais pourtant, hélas, pour tant ferions-nous ce sacrifice, aurions-nous fait ce sacrifice, et dès lors pourquoi ? Pour quoi donner sa vie ou, peut-être, pour quoi et pour qui ?

Pour des raisons que la raison ignore sans doute. En va-t-il autrement dans ce genre de conflit ? Et puis enfin, pour la patrie. Pour la patrie française, cette brave Bradamante remariée depuis 93, obligée de se faire tricoteuse et dont les accouchements quels qu’ils aient été — sanglants toujours — n’ont jamais été fait sans forceps. Mais pour notre patrie quand même, — elle reste notre mère — et non pas pour la leur à ceux qui nous gouvernent ; pour nos villes et nos bourgs et non pas pour les leurs ; pour nos terres et nos champs et non pas pour les leurs ; pour la terre de nos pères et de notre lignée ; pour la terre d’exil qui nous a recueilli. Mais ce ne sera pas pour nos politiciens, ni pour leurs politiques toujours politiciennes, et ni pour leurs calculs toujours politiciens, ni pour leurs reniements toujours fastidieux.

Pour notre patrie française, et sans doute une peu pour l’idée que nous nous en faisons. Et puis aussi pour la vocation de notre France. Pour et par sa vocation — que d’aucuns n’aiment pas, que d’aucuns n’aiment plus — de reine des nations. Et ce ne seront pas les Maurras, les Renan, ou même les Barrès — un peu moins les Barrès, ces grands hommes charnels, ces grands veilleurs de morts — qui nous feront l’aimer. Que nous ont-ils appris ? À penser à notre terre mais — non ! — pas à l’aimer. À l’aimer sans fioritures, sans théorie théoricienne et sans philosophie, à l’aimer pour ce qu’elle est, douce, maternelle et généreuse. Nous, nous n’aimons pas des mots. Nous ne sommes pas de cette race moderne qui n’aime que des mots. Nous ne sommes pas de cette classe de philosophes rhétoriciens, de ce parti des dogmatiques, de ce clan des idéologues qui n’aiment que les mots. Nous les aimons trop pour cela. Nous aimons trop les mots, nous aimons trop nos mots. Parce que nous savons bien, nous le savons trop bien, que les mots sont vivants, que les mots sont puissants, que les mots sont profonds ; qu’ils nous donnent à voir, à sentir, à penser, mais non pas à vivre vraiment, en hommes charnels — qui connaît la paternité, qui la connaît sans artifices, s’il ne l’a pas vécue dans sa chair et son sang ?

Et puis aussi, et puis surtout, nous irons-nous battre parce que nous sommes chrétien catholique ; parce que nous croyons en la Révélation, en l’unique de l’Incarnation. Parce que nous sommes chrétiens avant d’être français, comme nous sommes français pour être aussi chrétien ; parce que nous croyons à nos cités charnelles, à nos cités de chairs, à nos cités terrestres, à nos cités de terres ; parce que nous croyons que si la guerre est juste elle doit être menée et qu’elle doit être faite. Et parce que nous croyons que les guerres ne sont pas que des guerres temporelles, parce que nous croyons que les guerres sont aussi des guerres spirituelles. Et que c’est du salut des hommes temporels et des hommes mortels dont il s’agit. Parce que nous croyons que nous serons jugés. Que nous serons jugés sur nos actes charnels, et puis sur nos actions, nos actions temporelles. Et non pas sur nos titres, nos brevets ou nos rangs. Et non pas sur nos gloires toujours passagères, ni sur nos coups d’éclat qui étaient sans amour. Parce que nous croyons, qu’il faut mettre les mains — oui, nos mains — dans la pénible fange, la fange bien charnelle, la fange bien vaseuse ; dans le limon profond de notre humanité. Parce que nous croyons qu’il nous faut assumer toute l’incarnation et tout ce qui la fait.

Charles Péguy (1873-1914)

Nous n’aspirerons pas à devenir des saints — l’est-on jamais avant la mort ? — ni à être des héros parce que nous voudrions essayer de faire, seulement, ce qu’il est juste de faire, juste notre devoir, pour atteindre, s’il se peut, un plus grand bien. Et nous ne voudrons pas ni être des grands saints — le décrète-t-on jamais ? — ni être des héros, mais faire, s’il se peut, tout ce que nous pouvons, tout ce que nous devons, pour entrer dans la joie. Et puis enfin surtout nous aurions pu nous battre — nous le pouvons toujours — puisque nous espérons.

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