L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.
L’oeil de l’universitaire nous a paru d’une grande pertinence afin de revenir sur des notions clef telles que le droit naturel, la souveraineté, ou encore sur la Famille traditionnelle.
Cette inquisitoriale se divisera en trois parties, dont voici la première.
Corsaire : Monsieur, nous vous remercions chaleureusement d’avoir accepté notre invitation. Avant toute chose, pouvez-vous vous présenter rapidement à ceux de nos lecteurs qui ne vous connaissent pas encore ?
Pr. Pichot-Bravard : Agé de trente-neuf ans, je suis à la fois universitaire et écrivain. J’enseigne l’histoire des institutions et l’histoire des idées politiques. J’enseigne également l’histoire de l’Eglise, notamment au séminaire de Gricigliano [ NDLR : séminaire de l’Institut du Christ-Roi Souverain Prêtre ].
J’ai consacré ma thèse de droit à la genèse de l’Etat de Droit en France ; intitulée « Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècle) », cette thèse fut publiée aux éditions LGDJ en juillet 2011. J’ai également consacré une étude aux catholiques français au milieu du XIXe siècle qui a été publiée en 2008 chez Artège (« Le Pape ou l’empereur ; les catholiques et Napoléon III »).
Au cours de ces derniers mois, j’ai rédigé, dans L’Homme Nouveau, une série de onze articles à l’histoire de la notion de droit naturel. Je dois publier à la rentrée, chez Via Romana, une « Histoire de la Révolution française ».
Enfin, je dirige depuis plusieurs années un libre journal sur Lumière de l’Espérance, la radio du dimanche de Radio Courtoisie.
Corsaire : La loi de dénaturation du mariage a jeté dans les rues plus d’un million d’opposants à deux reprises, et le mouvement de contestation n’en finit pas de faire entendre sa voix alors que la loi a été promulguée et que des paires de même sexe se sont mariées. On assiste à un décalage entre le droit positif et le droit naturel, entre légalité et légitimité, entre Créon et Antigone. Vous êtes historien du droit et spécialiste des sciences politiques : un tel décalage est-il fréquent dans l’Histoire juridique de notre pays ? Est-ce un travers inéluctable et propre à la République et à la philosophie des Lumières ?
Pr. Pichot-Bravard : Depuis l’Antiquité, deux conceptions du droit s’affrontent.
Les uns définissent le droit comme l’expression de la volonté de ceux qui exercent la souveraineté.
Les autres considèrent que le droit est « cela qui est juste », qu’il est un art, l’art d’attribuer à chacun la part qui lui revient (Ulpien), l’art de ce qui est « bon et équitable » (Celse). Ces derniers estiment que les commandements de ceux qui exercent le pouvoir, que les lois, ne sont légitimes qu’à la condition d’être justes, à la condition de respecter des principes de droit qui échappent à la volonté des hommes et qui sont le reflet d’un ordre naturel objectif. Aristote a ainsi distingué la justice naturelle et la justice positive. La philosophie stoïcienne a affirmé l’existence d’une loi naturelle. Inspiré à la fois par la philosophie aristotélicienne et par la philosophie stoïcienne, Cicéron a donné de cette loi naturelle une définition précise qui a nourri ultérieurement la réflexion des juristes romains ou romanistes. De son côté, Saint Augustin a défini la loi comme l’acte permettant de faire régner la justice, estimant qu’une loi injuste n’est pas une loi et que personne n’est tenu d’y obéir, conviction qui nourrit profondément les mentalités médiévales, dominant les esprits jusqu’au XVIIe siècle au moins.
Dans l’Ancienne France existait une véritable « Etat de Justice » permettant, par delà l’inévitable imperfection des institutions humaines, la soumission du Souverain au Droit.
Cet « Etat de Justice » était nourri :
1- Par la conviction que la première mission du Roi, celle qui fonde sa légitimité, est de faire régner la Justice dans son royaume, ce qui implique, notamment, qu’il se soumette aux lois fondamentales et au droit naturel ;
2- Par la réflexion des canonistes : ceux-ci ont défini pour l’Eglise des concepts juridiques que les légistes du royaume de France ont ensuite repris et appliqué à la Chose publique : par exemple, l’idée qu’il existe un statut général de l’Eglise, corpus de règles s’imposant au pape, idée reprise par Jean de Terrevermeille lorsqu’il a affirmé en 1419 l’existence d’un Statut du royaume constitué de règles supérieures à la volonté du Roi et l’empêchant, concrètement, de disposer de la Couronne et d’aliéner le domaine de la Couronne ;
3- Par certaines maximes de droit romain, notamment la constitution Digna Vox, qui date de 429 ;
4- Par la rhétorique des Cours souveraines, en particulier celle du Parlement de Paris, qui ont, depuis la première moitié du XIVe siècle, reçu du Roi la mission de vérifier, lors de l’enregistrement des lettres du Roi, si celles-ci ne comprennent pas de dispositions contraires à la justice et à la droite raison, et, qui ont, dans ce cas, le devoir d’attirer l’attention du monarque en lui adressant de « très humbles remontrances ». Se servant de ce devoir de conseil, les Parlements se sont prétendus, à partir de la fin du XVe siècle, le « Sénat du royaume », vérifiant que les lois du Roi sont conformes aux lois du Royaume. C’est là la lointaine origine de notre contrôle de constitutionnalité des lois.
La consistance de cet « Etat de Justice », et le souci des magistrats de faire régner l’équité, assurait le respect du droit naturel. A cet égard, Louis XV, lors de la réforme du chancelier Maupeou, affirme qu’il est « dans l’heureuse impuissance » de porter atteinte à la vie, à l’honneur et à la propriété de ses sujets.
Le droit de la famille, mariage et filiation, échappait presque entièrement à l’Etat, relevant du droit canonique. Cependant, à partir du milieu du XVIe siècle, la puissance de l’Etat se renforçant, le gouvernement monarchique, sous Henri II, Henri III et Louis XIII, manifesta la volonté d’intervenir dans ce domaine, afin de faire du consentement du père de famille une condition de la validité du mariage, ce que l’Eglise n’exige pas. Refusant de céder aux exigences françaises, le Concile de Trente rappela à cet égard que le mariage reposait sur le libre consentement des époux. Les magistrats du Parlement ont alors contourné l’opposition de l’Eglise en faisant du consentement du père de famille la condition de validité du contrat de mariage qui devait précéder le sacrement.
Pour autant, la supériorité du droit naturel, rappelée par la doctrine unanime, est respectée jusqu’en 1789. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen marque véritablement une rupture. Texte de compromis, la déclaration est marquée par une tension entre l’influence de Locke (article deux) et celle de Rousseau (article six). A l’article trois, la déclaration des droits proclame le principe de la souveraineté nationale.
Cette affirmation marquait un renversement complet de l’ordre du monde : le pouvoir ne venait plus d’en-haut mais d’en bas. Dès lors, le souverain était affranchi du respect d’un ordre juridique supérieur extérieur à sa volonté. La définition de la loi s’en trouva radicalement bouleversé. Selon l’article six, « La loi est l’expression de la volonté générale ». La loi ne se définissait plus en fonction de sa finalité mais en fonction de son origine. La loi n’est plus l’acte qui participe au règne de la justice mais l’acte qui exprime la volonté du souverain. Il y avait là une tension évidente entre l’affirmation de l’existence de « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme » et le légicentrisme contenu par l’article six. L’absence de procédure juridictionnelle de contrôle de la constitutionnalité des lois empêcha de vérifier que les volontés du législateur étaient effectivement respectueuses de ces « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ».
Cette absence était volontaire, comme le montra le débat du 8 août 1791. Les députés ne voulaient pas qu’un organe conservateur de l’ordre constitutionnel vînt faire obstacle à leur volonté souveraine.
Corsaire
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