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Où va la Serbie ?

21 mai 2012 Bougainville

Comme leurs alliés historiques français, les Serbes votaient eux aussi en ce mois de mai 2012, dans le sens contraire : les élections législatives le 6 mai, et les élections présidentielles dimanche dernier. La défaite du président sortant Boris Tadic et la victoire de son rival Tomislav Nikolic a suscité de nombreux commentaires dans la presse occidentale perplexe : pour les uns, c’est le détestable « nationalisme » qui l’a emporté. Pour d’autres, c’est un individu heureusement « pro-européen » qui a été élu. Pour une poignée de supporters de la « multipolarité », avec Vladimir Poutine et Bachar al-Assad comme champions, c’est une bonne nouvelle contre le « Système » mondialiste et l’Union européenne impie… Qu’en est-il réellement ?

De la radicalité au pragmatisme

Le nouveau président, Tomislav Nikolic était encore il y a quelques années identifié à l’extrême-droite, nationaliste et populiste, du Parti radical serbe (SRS), la formation crée au début des années 1990 par l’universitaire Vojislav Seselj, héraut de la « Grande Serbie ». L’idéologie de ce dernier était une radicalisation du nationalisme serbe, et s’opposait en cela au régime de Milosevic, communiste flattant la fibre patriotique par souci tactique, et cherchant à conserver son pouvoir sur une Yougoslavie miniature.

Le SRS, s’appuyant sur la foi chrétienne orthodoxe populaire et identitaire serbe, était violemment anticatholique, en souvenir des massacres de Serbes, de Juifs et de Tsiganes perpétrés pendant la Seconde guerre mondiale par les Croates pronazis, et en réaction à la reconnaissance expresse de la Croatie indépendante en 1991 par Jean-Paul II. Son leader est notamment l’auteur d’ouvrages aux titres éloquents : Le clergé romain a soif du sang des Serbes, Le lieutenant de l’Antéchrist Benoît XVI, Jean-Paul II Pontifex Maximus de l’Eglise satanique.

Vojislav Seselj fut pris pour cible par le Tribunal pénal international de La Haye, non pour des crimes de guerre avérés, mais pour avoir encouragé des jeunes désœuvrés de Belgrade à faire le coup de feu en Bosnie le temps d’un week-end, pendant les guerres yougoslaves (des Turcs d’Istanbul faisaient la même chose dans le camp opposé). Sûr de son bon droit, il alla se livrer volontairement à La Haye en 2003, où il est aujourd’hui détenu et isolé dans des conditions qui rendent ce qu’on appelle la justice internationale suspecte quant à son impartialité.

Seselj emprisonné, la direction du parti revient à Tomislav Nikolic, député à l’Assemblée nationale de Serbie depuis 1991. En 2004, il se présente pour la première fois à aux élections présidentielles et échoue au second tour face à Boris Tadic avec un score honorable (45 %). En 2007, le Parti radical devient le premier mouvement au Parlement, dont Nikolic est élu président. En 2008, il arrive en tête des présidentielles avec 40 % des voix mais s’incline de peu au second tour, toujours contre Tadic.

A l’époque, le Kosovo devenait indépendant avec le soutien de l’Occident, lequel fit pression sur les dirigeants serbes pour qu’une coalition de députés se forme entre le Parti démocratique (DS) de Boris Tadic et le Parti socialiste de Serbie (SPS), ex-communiste, d’Ivica Dacic, pour empêcher l’avènement d’un gouvernement nationaliste.

La même année, Tomislav Nikolic décide de faire évoluer le Parti radical serbe vers une position favorable envers l’adhésion de la Serbie à l’Union européenne, défendue par la coalition DS-SPS et souhaitée par une majorité de la population. Depuis La Haye, Vojislav Seselj désavoue son lieutenant, qui est exclu du parti et crée le sien, le Parti progressiste de Serbie (SNS). Quatre ans après sa scission de la mouvance nationaliste historique, Nikolic a gagné son pari : les radicaux se sont évanouis, et il a élargi son électorat en s’imposant comme leader national crédible.

Les vassaux de Bruxelles

Elu par 50,21 % des voix malgré une forte abstention (41 %), le nouveau président serbe remplace le « beau gosse » Boris Tadic, chouchou des diplomates américains, tout autant convaincu que la presse européenne et les gouvernements occidentaux qu’il serait reconduit.

Tadic et son entourage sont des fils de la nomenklatura communiste yougoslave devenus libéraux dans les années 1990. Leur gestion des affaires ressemble à celle de la Russie d’Eltsine : propagande d’une Serbie « moderne », autocensure des médias achetés, ingérence politique au sein de l’Eglise orthodoxe nationale, libéralisme économique sans frein, proximité avec les oligarques fortunés et les firmes internationales bénéficiant d’opportunes privatisations et de licenciements massifs... Le Parti démocratique faisait miroitier à la population l’entrée imminente de la Serbie dans l’Union européenne, qui apporterait la prospérité, sans avouer que ce processus conduisait Belgrade à renoncer de pouvoir contester l’indépendance du Kosovo, couvé par l’Occident.

Soutenu par les chancelleries occidentales, Tadic appliqua à la lettre les conditions exigées par Bruxelles pour accéder au Graal européen, lesquelles n’étaient que symboliques : la livraison des criminels de guerre serbes (dont le général Ratko Mladic) et la tenue d’une Gay Pride en 2010 à Belgrade, qui suscita de violentes émeutes [1]. En revanche, la question des biens spoliés par les communistes après 1945, celle de la corruption généralisée ou celle des réfugiés serbes de Croatie et du Kosovo (450 000 personnes) n’interférent pas dans le processus d’adhésion, soumis à l’Allemagne, qui se permet de jouer avec les nerfs serbes : ainsi, la Croatie, alliée de Berlin, devient officiellement candidate en 2004, alors que la Serbie dût attendre mars 2012, pour ne pas avoir empêché les Serbes du Kosovo de résister à la mainmise albanaise au nord de la province, soutenue par une présence de l’OTAN dominée par les Américains et les Allemands.

Cependant, c’est moins sur l’abandon progressif de leur si chère souveraineté que sur le système politico-économique en place que les Serbes ont choisi de s’exprimer dans les urnes. Le 6 mai, le DS de Tadic était largement battu aux élections parlementaires, et son leader fut finalement écarté de la présidence après huit ans de pouvoir au profit de « l’incorruptible » Nikolic.

Il est toutefois possible que l’élection de Tomislav Nikolic n’ait pas d’impact sur la formation du futur gouvernement. La coalition DS-SPS sortante peut se reformer, avec le soutien des Occidentaux et des milieux d’affaires, alors que le président a un pouvoir constitutionnel réduit. Une alliance entre le SNS de Nikolic, premier parti parlementaire, et les socialistes du SPS est également envisageable, ces derniers n’étant liés aux démocrates que par opportunisme.

Quel avenir pour le pays et sa région ?

Le nouveau président demeure pour l’instant suspect aux yeux de l’Union européenne du péché du « nationalisme ». Or, en Serbie, le nationalisme forme l’essence du pays, et il n’existe qu’une différence de degré entre les partis.

En outre, si les milieux ruraux sont intransigeants sur le sentiment national, les habitants de Belgrade n’aspirent qu’à profiter du matérialisme que l’adhésion européenne devrait leur procurer. La société met progressivement de l’eau dans son vin, et Tomislav Nikolic l’a compris dès 2008 en se déclarant favorable à l’entrée dans l’UE. Evènement impensable il y a dix ans, le SNS s’est même offert les services de Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York reconverti en consultant de luxe pour son candidat à la mairie de Belgrade [2], qui eut été traité « d’ordure fasciste » par les supporters et les élus de ce parti, qui n’oublient pas les bombardements américains sur la Serbie en 1999.

Tomislav Nikolic peut donc se muer en individu « pro-occidental », et s’attirer les faveurs des oligarques, hier soutiens de Boris Tadic, prêts à payer pourvu que les affaires puissent bénéficier d’une stabilité politique.
Quoi qu’il en soit, la situation de la Serbie est préoccupante. Le chômage est de 25 % dans un pays dont la démographie s’effondre sous les coups de l’avortement industriel hérité du communisme et de l’absence de familles nombreuses, et dont les jeunes générations fuient à l’étranger.

Rien n’est réglé au Kosovo, où les conditions de vie des minorités serbes, harcelées par les Albanais, sont catastrophiques. Une nouvelle guérilla séparatiste albanaise, pour l’instant balbutiante, menace dans la Vallée de Presevo, à la frontière avec la province séparatiste. Les Serbes observent également avec attention mais sans surprise les dernières tensions interethniques en Macédoine [3], entre Albanais et Slaves orthodoxes, qui rappellent que les Balkans demeurent une poudrière en sommeil.

Quant au « sens de l’histoire » selon Bruxelles, dans l’état actuel de la Serbie et de l’Union européenne, une adhésion aujourd’hui s’apparenterait à une plaisanterie ou à une irresponsable fuite en avant. Chercher donc à savoir qui est "pro-européen" et qui ne l’est pas en Serbie, c’est s’éloigner des véritables enjeux.

21 mai 2012 Bougainville

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