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La rédaction du Rouge & du Noir a eu l’excellente idée d’inaugurer une série d’articles dénonçant les « idées reçues » emmagasinées par l’esprit de nos contemporains au sujet du dernier concile en date. Une initiative que nous ne pouvons qu’encourager. L’année 2012, correspondant au cinquantième anniversaire de l’ouverture dudit concile Vatican II, a lancé dans de nombreux diocèses et différentes institutions, à travers le monde, une série de colloques et de rencontres autour des textes conciliaires, de leur application, de leur actualité. Tantôt nous rencontrons une célébration enjouée ; tantôt une profonde réserve : les divers protagonistes de cet important épisode de l’histoire de l’Église catholique au XXe siècle sont encore nombreux à en parler aujourd’hui, toujours vivants ou survivants, et les avis peuvent être très tranchés, dans un sens comme dans un autre – le recul temporel n’étant pas encore assez important. Le Rouge & le Noir rassemble cette nouvelle génération, pleine de jeunesse, qui peut porter un regard neuf sur ce grand point de controverse, au risque de tomber dans l’orgueil de croire que la foi l’a attendue pour renaître de ses cendres laissées toutes froides par ses aînés... L’initiative du Rouge & du Noir signale parfaitement la dissociation faite entre le concile lui-même et les esprits qui le suivent – dissociation effectuée trop rarement. En rebondissant en partie sur les derniers articles du sieur Jean Herbottin , nous proposons une maigre contribution à l’historiographie du concile Vatican II, en invoquant un témoin pas comme les autres : Julien Green. Car la littérature est une source de premier ordre trop souvent omise. Pourtant, elle peut offrir des témoignages profonds, pris sur le vif, découpant avec netteté – dans le cadre d’un journal intime notamment – le déroulement des événements. Il existe une histoire par la littérature, bien distincte de l’histoire littéraire. Une visite d’un petit bout de notre trésor français ne fait jamais de mal.
L’auteur américain a traversé le XXe siècle d’un bout à l’autre, étant né en 1900 et mort en 1998. Ayant adopté Paris et la langue française en même temps que la culture du pays, élu membre de l’Académie française , il a bénéficié d’une importante audience à compter de l’entre-deux-guerres, grâce à ses premiers romans et au célèbre Pamphlet contre les catholiques de France – aux versets numérotés comme s’il s’agissait d’un livre biblique – publié en 1924 dans la Revue des Pamphlétaires sous le pseudonyme de « Théophile Delaporte ». Ce texte, rapide et incisif, démontre le caractère strictement orthodoxe d’un auteur qui aime à se qualifier lui-même de « fanatique » en plusieurs endroits de son abondante œuvre. Julien Green représente donc pour nous un témoin de choix pour étudier le catholicisme et ses variations au siècle dernier.
À travers ses œuvres autobiographiques, son journal intime et sa correspondance, se dégage une esquisse des opinions et avis de Julien Green à propos du concile Vatican II. Commençons par un cours exposé de ses propres attentes, craintes ou sentiments avant l’ouverture de ladite assemblée.
Vers le Concile (1958-1961)
Le Journal de Julien Green accorde une grande importance aux sujets religieux qui courent sur toutes les pages. Surtout après la Seconde Guerre mondiale, l’Américain a pour habitude de recevoir la visite de jeunes catholiques ou de clercs : les exemples seraient excessivement nombreux à citer . Aussi, une attention toute particulière est donnée à tout ce qui touche de près ou de loin la vie de l’Église, qu’il s’agisse de sa tête ou de ses membres. Dans les temps qui précèdent l’ouverture de Vatican II, il nous faut d’abord planter le décor spirituel dans lequel évolue notre auteur en cherchant à connaître ses craintes, ses vues, ses ressentis, selon les témoignages ponctuels qu’il en donne lui-même.
Au début de l’année 1958, Julien Green pressent un péril – non identifié – pour l’Église romaine. L’auteur, inquiet, nous confie un rêve prémonitoire qu’il a eu la nuit précédente :
Je crois qu’il y aura bientôt un très grand assaut contre l’Église, parce que c’est à travers elle que son ennemi veut atteindre le Christ et qu’on ne saurait toucher à l’Église qu’on ne touche au Christ dont elle est le corps, comme saint Paul l’a affirmé .
Ce pessimisme onirique, au ton presque prophétique, ne conquiert cependant pas sa raison :
J’entends souvent parler de la fin du monde que certains croient toute proche, malgré l’Évangile qui dit que nous ne savons ni le jour ni l’heure et que le Fils de l’Homme viendra comme un voleur. Cela n’empêche pas certains prophètes de vaticiner sinistrement. Ils s’amusent beaucoup à ce jeu .
Toutefois, l’inquiétude persiste et représente bien l’émotion durable que ressent l’auteur tout au long de la période évoquée, confiant en 1960 à son jeune ami Jacques Robinet : « Quand vous aurez quarante ans, quelle religion prêchera-t-on dans ce pays ? »
Cette même année 1958, Green revient souvent sur sa vocation manquée de religieux, et aime à relire les ouvrages de Port-Royal qui eurent tant d’influence sur sa prime jeunesse, du temps de ses vingt-deux ans . Ses lectures de piété sont nombreuses et, souvent, généreusement décrites dans son Journal. Elles mériteraient à elles seules tout un travail de recherche, tant elles renvoient aux questions de foi que peut se poser l’autobiographe, comme celles – récurrentes – de l’élection divine, de la prédestination et du nombre des élus.
Doctrinalement, J. Green s’avoue dérangé par plusieurs initiatives qui lui paraissent maladroites. Dans le domaine des Écritures, sa réaction est sans appel face à la nouvelle traduction du Nouveau Testament par le père Buzy, traduction dans laquelle « des illustrations égaient le texte . » Green répond de façon directe, éberlué : « A-t-on bien lu ? Mais oui. Des illustrations pour égayer le Nouveau Testament ... ». Quelques jours plus tard, la même « stupeur » assaille l’auteur lorsqu’un interlocuteur se disant catholique lui avoue ne pas croire en la Résurrection du Christ, fondement de toute la foi chrétienne... Qu’il soit issu d’une résurgence de protestantisme ou d’un catholicisme intransigeant, le souci qu’a Green d’accorder beaucoup d’attention aux bonnes traductions est un thème récurrent du Journal. Souci d’où la franchise n’est pas exclue quand il s’agit de tourner en ridicule un faussaire :
Le mouton échappé, c’est ainsi que s’appelle dans nos traductions modernes la brebis perdue de l’Évangile. Les vierges folles deviennent des jeunes filles imprudentes, le Déluge, une inondation, et ainsi de suite. La platitude l’emporte sur la poésie de certaines expressions parfaitement intelligibles. On veut la banalité à tout prix, partout .
La « présidence normale », en somme, n’a rien inventé. L’emploi de l’adjectif « modernes » – ou même de l’expression « traductions modernes » – est à remarquer, car il se réitère, même en dehors de la période analysée dans le présent article. Ces problèmes de traduction sont vraiment loin d’être subsidiaires pour un converti issu de l’Église épiscopalienne : « Les traductions modernes des psaumes recommandent aux justes de jubiler. ’’Jubilez !’’ Ce n’est pas le sens du mystère qui s’en va, c’est le sens du ridicule . »
Le rite tridentin n’offre pas de résistance absolue à cet esprit de travestissement des textes, les novateurs n’en faisant qu’à leur tête :
Dimanche dernier, qui était celui de la Septuagésime. Le prêtre a lu l’Épître et l’Évangile dans des traductions arrangées qui font dire à saint Paul : « Un rocher symbolique suivait les israélites et ce rocher était l’image du Christ », et au Christ lui-même : « Il ne suffit pas d’être appelé pour être élu », au lieu de : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Dans cette traduction accommodée au goût du jour, on peut se demander ce que devient la notion du grand nombre des appelés ; elle est simplement escamotée .
Les questions morales qui tracassent tant Julien Green – à cause de sa jeunesse sulfureuse et de ses attirances pédérastiques avouées mais chastement contenues après de longues et âpres années de lutte – incarnent pour lui un pivot de la mutation des mentalités et de la vie chrétiennes. À la lumière de son expérience personnelle, et de ses souffrances du passé, il ne peut comprendre ; il est attristé lorsqu’un « jeune catholique » lui confie que pour lui, « les fautes charnelles n’ont pas la moindre importance . » La question de notre auteur, proche du désespoir, est la suivante : « Est-ce ainsi que croient les garçons d’aujourd’hui ? » Après la fornication, il ne restait plus qu’à accepter le vice italien, au nom même d’une charité mal comprise : il n’est de pire « homophobie » que de laisser une personne dans la détresse de la pratique de l’« homosexualité », ce mal qui découle d’un autre mal et produit d’autres maux.
La sociologie du clergé – en réalité : d’une partie du clergé – que dresse Julien Green n’est pas des plus optimistes. Sur ce point, ses conversations qu’il nous rapporte consciencieusement, avec son ami Stanislas Fumet, sont très précieuses : « Il est question ensuite du jeune clergé, de celui qui a trente ans aujourd’hui, et qui ne sait plus son bréviaire. L’Église perd son latin. Fumet parle avec force de la médiocrité des traductions françaises de la Bible . »
Ainsi, Green s’efforce de décrire les choses telles qu’il les voit, et arrive à percevoir clairement les grandes tendances qui dominent ; ici, l’affaiblissement de l’importance de la langue latine (« le latin garde son mystère et c’est le véhicule de la foi »), conjugué à un amenuisement du sens du mystère. Un certain scientisme, dont l’image serait une psychanalyse chrétienne voulant faire table rase de la faute originelle, tend à supprimer ou atténuer plusieurs péchés dits mortels, tel celui d’impureté. Comme au XIXe siècle, l’illusion que la science et le progrès pourront répondre à tout reparaît dans toute sa vigueur :
Visite d’un médecin qui se dit effrayé du recul de la foi chez les jeunes. Le progrès de la science est en raison inverse non pas du mystère, mais du sens du mystère, ce qui est bien différent. Derrière la science, il y aura toujours le mystère. Derrière chaque réponse surgira toujours une nouvelle question ...
Le sentiment du péché s’affaiblit peu à peu, et donc aussi celui des peines qu’il inflige par son mal intrinsèque ; les confessions se raréfiant à proportion :
Hier, longue conversation avec un prêtre de paroisse. Il me parle du recul de la foi dans les âmes, tant chez les laïcs que dans le clergé. On donne dans les idées nouvelles, on dit : « Dans dix ou vingt ans, votre conception du péché aura fait son temps et ce que vous appelez le mal sera admis par tous. Il y aura une Église nouvelle. » Ce sera curieux à voir. Mon visiteur connaît un prêtre qui fait sauter, dans une des prières de la messe, une référence à l’Enfer. (Hanc igitur, etc. Il s’agit de la prière où il est demandé que nous soyons arrachés à la damnation éternelle.) Mais le prêtre en question n’y croit plus, et il le dit. Je note cela qui résume tout un aspect de notre mentalité moderne .
Remarquons au passage que, déjà, le missel romain ne représente plus pour certains clercs un bloc , mais une somme adaptable dont on peut – très – librement disposer.
Dans l’ensemble, c’est le bonheur temporel et matériel s’invitant dans la sphère religieuse qui se retrouve attaqué :
Quelqu’un aujourd’hui me parle des idées du jeune clergé qui propose le bonheur à l’humanité en ce monde. Comme si le vrai bonheur était possible à l’ombre de la mort... Il faut la merveilleuse insouciance de la jeunesse et l’espèce d’inconscience où elle vit pour croire à cette ivresse et s’y abandonner
Cela va de pair avec une forte politisation des instances ecclésiastiques, détournant une partie du clergé de sa mission première, comme l’expose « un jeune catholique » à l’occasion d’une visite rendue à Julien Green :
Il craint que l’Église ne perde du terrain en même temps qu’elle enrôle plus d’âmes : « Il y a numériquement plus de catholiques, mais la prière semble ne plus compter, le jeune clergé n’a pas le temps de prier, la vie intérieure s’étiole, l’Église se transforme en parti politique. Croire devient une opinion. Restent quelques âmes contemplatives, bien isolées... » Je note cela parce que j’y reconnais un certain ton de notre temps.
La matérialisme ambiant, si l’on peut dire, fait de la vie chrétienne un but subsidiaire. L’Église n’a plus chez beaucoup de fidèles la même importance que jadis, et nombreux sont ceux qui ne se sacrifieraient plus pour elle, ne serait-ce que financièrement :
À Paris, à la messe du dimanche, je ne vois jamais sans étonnement les misérables pièces de nickel que les fidèles n’ont pas honte de laisser tomber dans le panier des quêtes. On me dira qu’il y a parmi ces pièces de nickel l’obole de la veuve. C’est possible, mais alors que de veuves !
Le relativisme – hier encore tant critiqué par le pape Benoît XVI, caractérisé par la religion à la carte, et s’apparentant selon Green à « l’esprit protestant » – fait son entrée chez les fidèles :
La conversation [avec l’abbé Marmorat] va de droite et de gauche et il est enfin question du courant d’idées nouvelles qui traverse l’Église. On ne croit plus de la même manière qu’autrefois, cela est clair, on ne croit plus en bloc ce que l’Église enseigne. Chacun prend ou laisse ce qu’il veut. On ne croit plus à certains péchés, celui de la chair en particulier. Mon visiteur polonais de l’autre jour me disait : « Je suis catholique, mais je ne crois pas au démon. » Le Christ y croyait cependant, mais à quoi bon discuter ? L’Enfer, bien entendu, est vide, s’il existe. Cette question est réglée. Les statues des saints ont disparu des églises et par voie de conséquence on ne prie plus les saints. Il n’est plus question de la prière en famille. L’eau bénite n’est plus utilisée dans certains églises que je pourrais citer. On ne songe plus aux indulgences. Jamais le calvinisme n’a remporté autant de victoires depuis le XVIe siècle. Le clergé substitue l’action à la prière .
Ce tableau sans concession représente bien la perception qu’a notre futur académicien de l’état des choses. Le concile, point encore annoncé, s’appliquera dans ou sur ce contexte. La foi s’affaiblit, se raréfie – telle est l’opinion de Julien Green :
Un homme qui est à peine plus âgé que moi me disait hier qu’il ne croyait pas, qu’il ne savait ce que c’était que la foi. Des êtres comme lui, il y en a des dizaines de millions de par le monde. J’ai souvent l’impression bizarre d’être cerné par l’incroyance. Je ne vois pas 1970. En 1950, je voyais 1960, ou croyais en tout cas discerner le monde de 1960 : tout serait encore à peu près en place .
Peut-on y lire une fracture générationnelle, un défaut de transmission de la foi ? Quoi qu’il en soit, il est clair que d’un point de vue religieux, la jeune génération inquiète au plus haut point notre auteur : « Ils perdent jusqu’à la notion du catéchisme . »
Néanmoins, une petite touche d’enthousiasme en ce qui concerne les élans d’œcuménisme dans les années de l’après-guerre : le romancier américain ne peut qu’espérer une Unité retrouvée, et se montre favorable à un effort de rapprochement avec les orthodoxes – mais rien à propos des communautés protestantes :
Elle [Hélène Iswolsky] me parle du rapprochement des Églises catholique et orthodoxe. Bientôt, croit-elle, nous pourrons, grâce aux efforts de Mgr Dumont, entendre la messe et communier rue Daru, à l’église russe, si nous voulons, et les orthodoxes pourront entendre la messe chez nous. Ce sera un grand pas de fait. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle ait raison
.
Tout ce que Julien Green nous rapporte à propos des bouillonnements excitant le monde catholique peu avant le deuxième concile du Vatican en définit clairement les enjeux : toutes les questions auxquelles une réponse doit être trouvée sont posées, aussi bien dans les domaines des Écritures et de la théologie, que dans ceux de la vie morale et de l’action politique. Dans cette phase de préparation, Julien Green adopte des vues traditionnelles, et s’il est confiant en ce qui concerne l’avenir lointain, il se montre peu rassuré quant aux années qui arrivent.
Cet état d’esprit pourrait être résumé par une exclamation qu’il rapporte dans son Journal : « Je ne sais pas où nous allons, disait un prêtre au Père Cognet, mais nous y allons tout droit ! » Les symptômes d’une hérésie dite moderniste ou progressiste semblent déjà présents avant l’annonce du concile. Nous en verrons, dans un prochain épisode, les développements pendant les sessions romaines : ils s’autoproclameront vainqueurs, et la majorité les croira sur parole. Les temps qui courent démontrent une nouvelle fois à quel point il est facile de faire prendre des vessies pour des lanternes...
Vivier du Lac
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