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Brève réflexion hostile à la nation

30 avril 2012 Cyril Maurefoy

Charles Maurras sortant de l’Institut

La relecture fort récente d’une brochure rédigée en 1937 par le Maître de Martigues [1] nous a donné l’envie de coucher sur le papier une « brève réflexion hostile à la nation ». Plus d’un s’étonneront sans doute de ce que le prophète du « nationalisme intégral » ait pu l’inspirer, sinon par dégoût de sa pensée. Or l’expérience académique semble plaider en faveur de ce que nos professeurs ne lisent point par haine ou par répugnance. Ils ne lisent pas. L’homme à l’école duquel la droite française s’est formée dans le premier XXe siècle est peut-être le plus connu des inconnus de l’université.

Qu’on nous permette d’en donner quelques illustrations. Un de nos professeurs ayant donné en lecture un texte désignant notamment les « états confédérés de l’anti-France », il entreprit d’interroger quelques élèves pour leur demander leur sentiment. Ce professeur fut bien content d’approuver une de nos condisciples ; celle-ci venait de noter que le texte lui rappelait Jean-Marie Le Pen et le Front national. C’est ce fameux antisémitisme qui fait de Charles Maurras un paria et prive les esprits intelligents de la luminosité d’une doctrine qui se déroule avec la clarté grisante d’un système parfait. Cela n’est-il pas un peu léger pour déclarer nulle la pensée de celui qui surplomba Georges Bernanos ou Jacques Maritain, et même, dans une certaine mesure, Charles de Gaulle ? Les établissements catholiques ne regardent qu’avec méfiance, quoiqu’avec plus de liberté, le chantre de la Provence. Il est aussi vrai que Charles le panthéiste fut excommunié, ses écrits mis à l’index, sa doctrine condamnée. Ainsi les productions sur Péguy ou Bernanos n’hésitent-elles pas à entrecroiser ces deux destins [2], mais Maurras, on l’a dit, n’est pas catholique. Dans les Antimodernes d’Antoine Compagnon, Maurras est souvent appelé pour faire la critique des antimodernes, dont il n’est point [3].

Il serait un peu long de déterminer si on doit uniquement mettre au crédit des circonstances historiques l’ignorance des idées du chef de l’Action française. Mais force est de constater qu’il tient sans nul doute une place particulière. Cette place il l’occupe entre la cohorte des écrivains qu’il faut bien, faute de mieux, qualifier de « réactionnaires » [4] et un grand idéologue tel que Karl Marx. À l’image de l’Allemand, Maurras entreprend une brillante théorisation et systématisation doctrinale. Pourtant, cette épopée philosophique et politique porte en elle-même sa propre limite. Si Maurras n’a pas prospéré à l’étranger comme Marx, c’est parce que sa pensée affirme un nationalisme a priori exclusif. C’est une pensée qui est d’abord française, parce qu’elle n’est pas étrangère à ce que Balzac place dans la bouche du docteur Benassis : « En fait de civilisation, monsieur, rien n’est absolu. […] Ainsi donc, rien n’est plus variable que l’administration, elle a peu de principes généraux. La loi est uniforme, les mœurs, les terres, les intelligences ne le sont pas ; or l’administration est l’art d’appliquer les lois sans blesser les intérêts, tout y est donc local. » C’est là à tout le moins une belle profession de foi anti-jacobine.

Théoriser la délimitation nationale de sa pensée, c’est en théoriser la délimitation géographique d’une certaine façon. L’empirisme organisateur de Charles Maurras ou le fait de voir, comme Joseph de Maistre, l’action discrète de la Providence dans la tradition, c’est former un principe général plus ou moins universellement applicable, mais dont les manifestations peuvent être radicalement différentes d’un pays à l’autre. Est-il besoin de rappeler la célèbre formule de Joseph de Maistre : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. je sais même grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » [5]

Joseph de Maistre a pu avoir bien des prévenances face à la plus orgueilleuse nation de la terre, celle qui entendit porter un messianisme rousseauiste botté et casqué jusque dans sa chère Savoie. Le passage cité supra, qui s’insère dans une démonstration contre l’universalisme de la République française, laisse entendre que la Savoie n’est point la France [6], et que rien ne saurait justifier l’oppressante liberté que les armées patriotes veulent imposer à l’Europe. Pourtant, affirme Pierre Glaudes, dans le dictionnaire qui conclut son édition des Œuvres de Joseph de Maistre : « Il prend probablement conscience de la communauté de civilisation en quittant l’Europe pour la Russie, qui est pour lui une puissance orientale, lorsqu’il endosse en 1803 les habits et les préoccupations de géopolitiques du diplomate. » [7] Au sujet de cette conscience d’une communauté de civilisation, Pierre Glaudes écrit encore que Joseph de Maistre la décline dans Du Pape ; ce dernier y esquisse en effet une Europe des monarchies placées sous la domination du Saint-Père. Glaudes estime que c’est une « autre utopie, catholique celle-là », mais dont la chrétienté d’Innocent III n’a peut-être pas été si éloignée.

Que le maître des contre-révolutionnaires, fût à sa façon, et de cette façon, un avocat de l’Europe bien plus brillant que le médiocrissime Victor Hugo, n’est pas sans être cocasse. C’est une nouvelle manifestation de ce que le génie français repose d’abord dans son héritage romain et catholique. Au sein de l’Europe chrétienne, l’Europe catholique forme un cénacle plus restreint, mais aussi plus « pur ». Cela, Rémi Brague l’a fort bien démontré dans un essai qui a fait date [8]. La France n’est rien sans le catholicisme, ou du moins est-elle autre chose, et même tout autre chose. Par là-même la France n’est pas seulement la France, elle est aussi la turbulente fille aînée de plusieurs sœurs. Elle est une partie de la Chrétienté qui ne vit actuellement que dans les cœurs fidèles à Rome. La République chrétienne n’a paru qu’à quelques moments de l’histoire ; mais au travers la volonté hégémonique de ses Rois et leur zèle pour la conversion de leurs sujets a maintenu l’idéal de cette République.

C’est tout ce qui précède qui nous permet d’affirmer que Maurras est souvent aussi mal lu que son nationalisme est mal compris. Qu’on me permette de rappeler ici la brochure que j’ai citée au début de cet article : Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand. Ces deux-là n’ont assurément rien à voir. Tout les oppose. Maurras n’est peut-être pas un si mauvais catholique, lorsqu’il se réjouit au sujet de l’encyclique Mit Brennender Sorge de « La condamnation, formelle et directe, de l’hitlérisme […]. On sait maintenant ce qui est interdit, c’est l’hitlérisme, c’est le germanisme d’Hitler, c’est la métaphysique religieuse du sol et du sang. Il ne s’agit pas de renier sa race ni sa patrie. Il s’agit de distinguer entre des notions morales, des sentiments naturels, des idées humaines et ce qui fait l’objet d’une sorte de monothéisme historique, temporel et terrestre tout à fait aberrant. » [9] Il n’est pas de condamnation plus nette de l’esprit allemand, de la pensée de Fichte, qui, ailleurs, est nommément attaqué. Le nationalisme de Maurras n’a donc rien de celui prôné par le philosophe allemand, humilié par l’épopée napoléonienne. Le nationalisme français est expliqué plus loin, et il ne trahit rien de l’utopie de Maistre, et plus généralement, d’un idéal catholique : « Car c’est un autre caractère distinctif du Nationalisme français ; il est fort éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l’histoire du monde ou comme un postulat philosophique et juridique absolu. Il voit au contraire dans la nation une très fâcheuse dégradation de l’unité médiévale. Il ne cesse pas d’exprimer un regret profond de l’unité humaine représentée par la République chrétienne. » [10]

La démocratie plébiscitaire : le peuple choisit de ne pas choisir d’obéir

Quitte à singer les propositions de Platon sur la dégradation des régimes, on pourrait esquisser une sorte de chaine un peu semblable. Il semble que dans l’esprit de Maurras la Monarchie se délite dans la Nation, comme le gouvernement arbitraire dans la démocratie plébiscitaire. C’est la rupture apportée par la Révolution française. Mais la Nation demeure un cadre contraignant qui place une multitude immatérielle au-dessus de l’individu. La Révolution porte déjà en elle une décadence nouvelle. Tombant des mains du Roi, principe supérieur et englobant la nation, le pouvoir choit dans les mains du peuple, qui s’exprime encore aujourd’hui de façon unanime, en théorie au moins. Pourtant, un jusnaturalisme mal compris devrait faire tomber encore plus bas l’autorité pour qu’elle disparaisse tout-à-fait. L’individu, « oppressé » par ses concitoyens refusera de s’appliquer une autre règle que la sienne. Ce faisant, nous reviendrons à une espèce d’état de barbarie. L’observateur avisé peut le découvrir dans le monde : ce qu’on nomme la démocratie participative, la multiplication des outils de communication, la méfiance croissante des citoyens envers l’État et leurs représentants, feront sans nul doute que demain les tyrans-citoyens se saisiront de leur propre, petite et ridicule parcelle de souveraineté. Les moyens techniques leur en donneront tôt ou tard la possibilité.

Aussi, pour tout homme de droite, c’est-à-dire, pour tout homme qui préfère l’ordre à l’anarchie, la grandeur à la petitesse, les principes supérieurs aux principes éclatés, il n’y a de perspective que la contre-révolution. La nation n’en est pas une en revanche. Ce n’est, comme le montre Maurras, qu’un moins pis aller, une solution de fortune dont il faudra se satisfaire quelques temps encore.


[1Charles Maurras, Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand, édition électronique réalisée par Maurras.net et l’Association des Amis de la Maison du Chemin de Paradis, 2011 (première édition 1937).

[2On peut ainsi donner à titre d’exemple Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Flammarion, 2008, ou de Claire Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Péguy, Bernanos, Mauriac, Cerf, 2006.

[3Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Bibilothèque des idées, Gallimard, 2005, p.10 : « De Chateaubriand à Proust au moins, entre Le Génie du christianisme et À la recherche du temps perdu, en passant par Baudelaire et tant d’autres, le génie antimoderne s’est réfugié dans la littérature dont la résistance idéologique est inséparable de son audace littéraire, à la différence de l’œuvre mûre de Bourget, Barrès ou Maurras. » ; p.24 : « Maurras […] n’était pas un antimoderne même s’il avait commencé sa vie comme critique littéraire […]. »

[4On pourra se référer à l’ouvrage Antoine Compagnon cité supra pour réfuter le qualificatif « d’antimoderne ». Celui de « contre-révolutionnaire » n’est pas heureux dès qu’il s’agit de Barrès ou de Chateaubriand.

[5Joseph de Maistre, Considérations sur la France in Œuvres, édition établie par Pierre Glaudes, Bouquins, Robert Laffont, 2007, p. 295.

[6Nous avons choisi cet exemple par commodité, mais il n’est peut-être pas exact. Sujet d’un royaume à cheval sur les Alpes, Maistre est longtemps tenté par l’idée simple, simpliste ajouterais-je d’une langue, d’un peuple, d’un pays.

[7Pierre Glaudes (dir.), Dictionnaire in, Joseph de Maistre, Œuvres, édition établie par Pierre Glaudes, Bouquins, Robert Laffont, 2007, article « Europe », p. 1173.

[8Rémi Brague, Europe, la voie romaine, folio essais, Gallimard. On se rapportera particulièrement au huitième chapitre intitulé « L’Église romaine ».

[9Charles Maurras, Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand, édition électronique réalisée par Maurras.net et l’Association des Amis de la Maison du Chemin de Paradis, 2011 (première édition 1937), p. 3.

[10Ibid., p. 7.

30 avril 2012 Cyril Maurefoy

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